Le pamphlet de Patrick Kéchichian, fragments.

Les Incitations

05 janv.
2006

Le pamphlet de Patrick Kéchichian, fragments.

  • Partager sur Facebook
      Des princes et des principautés, dont on lira ici quelques fragments, est un pamphlet. Un sinistre conseilleur s'adresse à un muet aspirant à la gloire littéraire. En dehors de « l'avertissement » et de la « postface », la voix qu'on entend n'est donc pas la mienne, mais celle que je veux caricaturer et dénoncer. Des citations de saint Paul, placées en tête du livre et de chacun de ses chapitres, constituent le contrepoint - la contre-voix - de toutes ces criailleries.


      Stigmatisez la décadence générale, le rabaissement, la perte des valeurs - les vôtres évidemment - dont le génie de la littérature vous a préservé. Si l'on vous demande d'en dire plus, renvoyez à votre œuvre.


      En tout état de cause, ne dites rien des contorsions que vous avez dû faire pour qu'il s'approche, le génie des Ecrivains, vous survole, hésite, semble s'éloigner, se pose finalement sur votre épaule. Ne pipez mot de vos efforts, de tout ce travail souterrain et harassant de promotion, des stations prolongées et humiliantes dans les antichambres des éditeurs, de l'incompréhension des lecteurs, des complots fomentés dans les salons littéraires, des critiques et des jurys stipendiés qui vous persécutent de leur indifférence, de vos brouillons et de vos repentirs, des phrases rebelles, des images mortes, des constructions narratives qui s'écroulent à peine assemblées, de toutes ces idées qui macérèrent dans votre jus, de ces longues nuits solitaires enfin passées à douter, non pas de vous bien sûr, mais du génie lui-même, de ses caprices, de son inconstance.


      Une horloge invisible marquera le moment où vous ne serez plus habité et rongé par l'envie, mais simplement envié. Ce sera le sommet de votre carrière, votre midi : la grande aiguille du monde se trouvera entièrement recouverte par la vôtre. En prévision de cet instant, qui est celui de votre triomphe, érigez-vous en forteresse, même si vous avez le sentiment de n'avoir encore rien à défendre. Dans l'art de réussir, on ne s'éduque jamais assez tôt.


      L'arrivisme est la science des petits fonctionnaires en mal d'avancement, des ignorants et des maladroits. Vous, vous savez, et vous êtes déjà arrivé.


      N'acceptez jamais, cela devrait aller sans dire, de fléchir les genoux devant qui ou quoi que ce soit. Ni devant les puissances visibles, ni devant les puissances invisibles. Même si ces dernières, comme leur nom l'indique, ne se voient pas, on vous verra, vous, faire vos génuflexions. Croyez-vous que c'est en vous abaissant que vous serez élevé ?


      Ne dilapidez pas votre intelligence dans des considérations où vous risquez de vous perdre de vue, mais proportionnez-la au profit direct que vous en attendez. Par exemple, dans vos jugements sur l'art, prenez soin de faire entrer chaque œuvre considérée, livre, film, symphonie, tableau ou sculpture, dans l'aire de cette intelligence à l'enseigne de votre nom et de votre image. Dans l'histoire universelle du génie artistique, contresignez ce qui, à vos yeux, mérite de l'être. Faites savoir combien tous les grands poètes de l'humanité préfigurent secrètement ce qu'il y a de meilleur en vous. Ne vous comportez pas comme un critique mais comme un artiste. Votre regard est souverain, qui embrasse et possède, qui étreint et s'approprie. Soyez toujours le premier, et si possible le seul, à comprendre.

      Jouez des coudes, ne vous laissez pas aller à la distraction, imposez-vous. En même temps, prenez l'air dégagé de celui qui est au spectacle. Vous êtes au-dessus de la mêlée, pas au milieu.


      Epousez résolument le parti du plus fort. Si celui-ci change de couleur, changez-en aussitôt à votre tour. À défaut d'être respecté, vous serez craint. Et la crainte n'est-elle pas la meilleure, la plus sûre, expression du respect ?


      Partager le sort commun ? Et puis quoi encore !


      Ruez dans les brancards. Ce ne sont pas quelques infirmes qui vont vous intimider.


      La parole est un instrument, un véhicule, un moyen de communication. Elle est là pour servir. Pour vous servir. Ne vous laissez pas entraîner vers les conceptions mystiques et fanatiques qui accordent à la parole on ne sait quelle sacrée ou sainte primauté, dignité, pouvoir, liberté, préséance, etc. Moquez-vous sans retenue de toutes ces transes et béatitudes. Mettez un frein à l'ambition déraisonnable des poètes et de certains philosophes qui ont perdu de vue les lois du monde ; ou pire, qui les sapent. En ce domaine, la référence au sens commun fera merveille.


      Il y a deux sortes d'intelligence, celle qui vous apparente à l'éponge et celle qui fera de vous une pierre. Préférez la seconde, non sans ridiculiser la première.


      N'ayez qu'un mépris perplexe et impatienté pour les espiègleries, les enfantillages, les farces et les attrapes. Opposez à ces signes patents d'infantilisme la maturité de l'ironie, témoignage d'un esprit fort et formé, adulte et tout pénétré du sérieux de la vie, avisé quant à l'utilité, à la fonction et à la finalité de toute chose ici bas.


      Mais il faut insister encore sur ce point, car il est d'une importance vitale. Cet esprit enfantin, ce désir d'inoffensive moquerie sur tout et sur rien, cette distraction permanente, cette innocence perpétuellement opposée à toute idée de maturité et de responsabilité, sont le ferment d'une dissipation qui peut insensiblement vous conduire où vous n'aviez nullement le désir d'aller. Prenez garde : il y a là, sous des apparences juvéniles et rieuses, sous les traits d'un enfant qui s'amuse du jouet qu'il tient entre ses jambes, une charge suffisante pour faire exploser en mille confettis et votre image et votre nom.
Le commentaire de sitaudis.fr Patrick Kéchichian nous fait l'amitié de présenter lui-même son ouvrage à paraître en mars 2006 aux éditions du Seuil, dans la collection « Fiction & Cie » où il a déjà publié, entre 1993 et 2004, trois autres livres.
Qu'il en soit remercié.