Le style de penser d'Emmanuel Fournier par Pascal Poyet

Les Incitations

09 mai
2023

Le style de penser d'Emmanuel Fournier par Pascal Poyet

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« J’en étais là de mes réflexions, jusqu’au jour où j’eus une illumination, dans un salon de coiffure. »

 

Qui parle ? Ou plutôt : quel est ce « je » ?

 

J’en étais au chapitre II de Tentations de l’éthique d’Emmanuel Fournier * quand a surgi ce « je ». Dans ce chapitre, comme dans le précédent et les deux suivants, sont critiquées un certain nombre d’injonctions nouvelles faites à la pratique médicale. « Halte à la maltraitance, obligation de bientraitance, empathie pour tous et empouvoirment des faibles ! », écrit Jean-Christophe Mino dans sa préface, en mimant l’une des manières de l’auteur (voir La Comédie des noms, Éric Pesty Éditeur). « Ce ton ironique pourrait sembler déplacé, mais Emmanuel Fournier questionne à juste titre le risque de bien-pensance d’une éthique qui deviendrait “un prêche” », ajoute-t-il. L’auteur l’écrit à son éditeur dans une lettre citée en fin d’ouvrage : il s’agit de « trouver un ton qui permette de ne pas se laisser faire ».

 

Bientraitance n’est-il que le contraire de maltraitance ? Ne pourrait-il pas suivre son propre chemin sans devoir être opposé à l’autre, la bientraitance considérée comme une non-maltraitance (son « sombre double », objet du premier chapitre) ? Et pourquoi pas un verbe : bientraiter, bienfaire, voire bienveiller ? On ne trouvera dans ce livre émanant du professeur d’éthique médicale qu’était aussi Emmanuel Fournier, ni les exergues à l’infinitif ni les « reprises substantives » d’Insouciances du cerveau, ni les transcriptions infinitives d’être à être. Cependant, un certain « aller en verbes », porté de loin par sa Philosophie infinitive (L’éclat) – ces verbes qui, rappelle-t-il ici, « restent là, au-delà des bannières, des drapeaux et des images, à conjuguer, pour s’enjoindre soi, se libérer, s’affranchir, s’épanouir » – innerve ou plutôt muscle la réflexion du philosophe sur les quelques noms-injonctions cités plus haut. La différence entre traiter (bien ou mal) et veiller ? Elle est d’ordre grammatical, l’objet (direct) qu’implique le premier : on traite quelque chose. Quelqu’un ? « Tu me traites ? » « On ne traite pas quelqu’un de prince sans ironie » – et Emmanuel Fournier qui sait doucement en manier, et ne s’en prive pas plus dans ce livre que dans les précédents, sait de quoi il parle. On peut par contre le traiter comme un prince. « Je voudrais que tu sois traité ici comme un prince, lecteur », ajoute-t-il au passage et entre parenthèses. À traiter préférer soigner ? Parce que si l’on traite une maladie, on soigne une personne ? Que l’objet du verbe est un « sujet » ? Et qu’un sujet, ajouterais-je, ça dit « je » ? Mais quand la bientraitance est considérée comme un label (qu’on songe au label Ethique® !) et qu’est normalisé, puisque évalué, le rapport à l’autre, qu’advient-il de cet autre ? Et du bienfait ? L’autre est-il encore « autre, divers, imprévisible » ? Le bienfait encore un bienfait ?

 

Sous-chapitre : « La shampouineuse ». J’en étais donc là de ma lecture de Tentations de l’éthique, quand a surgi le « je » cité au début de cette note. Je ne me souviens pas l’avoir déjà trouvé sous la plume d’Emmanuel Fournier. Ses textes ne m’ont-ils pas en effet jusque-là habitué à un « je » d’un autre ordre ? Un « je » pas souverain, partageable, et surtout moins anecdotique ? Un « je » que le philosophe parlant au « nous » tire de ce « nous » et retourne vers ce pluriel en interrogations et en objections nombreuses mais singulières ? « Pauvre créature verbeuse et gribouilleuse que je suis, à retourner mes piètres mots et mes maigres traits dans mes jeunes langues et mes frêles mains ».

 

Illumination dans un salon de coiffure : le shampouiné s’interroge sur le soin que lui prodigue la shampouineuse. « Ce n’est pas seulement qu’elle fut non maltraitante et qu’elle fit attention à ne pas me tirer les cheveux (…) mais elle faisait positivement du bien (…) en massant le cuir chevelu ». « On peut masser, shampouiner sans nécessairement faire du bien. Or son shampouinage en faisait et donnait l’idée de bien (…) Cette femme savait-elle ce qu’elle faisait ? (…) Simplement, elle faisait bien son travail et faisait du bien en faisant son travail. Elle bien-traitait, elle bien-shampouinait. » Et quand, la fois suivante, l’auteur lui explique enthousiaste ce qu’elle lui « a fait comprendre par les cheveux », cette « illumination sur l’abîme qualitatif qui sépare le bien du non-mal », elle le regarde « sans marquer d’illumination » et répète les mêmes gestes, « sans en rajouter ». L’expérience relance la réflexion (« Il faut croire que la barrière anatomique du cuir chevelu aux pensées est facilement perméable ») : il se pourrait que cette façon de faire du bien et le plaisir que l’auteur a (que « j’ai ») accueilli sans bouder, un autre n’en veuille pas. Est-il pertinent de vouloir le prodiguer dans ce cas ? Doit-il être personnalisé ? « Un grincheux dirait : “Je ne suis pas obligé de céder au bien qu’ils me prodiguent, et de renoncer à toute réserve. Et ce n’est pas parce qu’il m’arriverait de garder une réserve que je serais de nature distante” ». Un bien pas adapté est-il toujours un bien ? « Ils me blessent en me donnant un bien que je ne veux pas. Mais je les blesserais en refusant leur générosité et leur bienveillance. Je veux bien leur faire du bien en acceptant le bien qu’ils veulent me faire ».

 

Cette dernière intervention, entre parenthèses dans le texte, on peut la retrouver en appendice du livre parmi plusieurs autres fragments de ce genre, écrits à la première personne, que l’auteur (explique une note de l’éditeur) destinait au manuscrit, sans les avoir tous placés précisément. Ils devaient y être éparpillés et accompagnés des dessins schématiques des visages les prononçant, comme c’est d’ailleurs déjà le cas à quelques endroits du texte. Des réponses dessinées, à la façon des vignettes d’un Yona Friedman, pour reprendre le rapprochement que leur éditeur, dans un récent hommage, faisait entre ces deux penseurs disparus il y a peu.

 

Ces fragments ressemblent aux paroles réunies dans un second texte que l’éditeur a associé aux Tentations de l’Éthique : Dire mourir. Bouleversantes ainsi réunies, reprises au volume co-écrit avec J.-C. Mino où elles avaient elles-mêmes été « incluses », Les Mots des derniers soins (Les Belles Lettres), elles forment un texte qu’on peut aussi voir comme l’autre côté du livre. Paroles transcrites de deux malades en fin de vie, ne pouvant plus parler. « Le moins que je pouvais faire, explique l’auteur dans la présentation de cet ensemble qu’il avait préparé pour les éditions Corduriès – qu’il avait créées pour accueillir outre certains de ses textes plusieurs volumes de dessins –, était d’essayer de transcrire ce qu’ils cherchaient malgré tout à dire ou ce qu’il m’avaient fait penser, sur la vie, sur la mort, sur le sens de l’une ou l’autre et sur les soins qu’on apporte à la fin de vie. » Transcrire, c’est aussi de ce verbe dont Emmanuel Fournier se servait pour parler des réécritures de textes philosophiques auxquelles il s’est souvent employé, du français – de traduction ou non – en une langue constituée principalement de verbes à l’infinitif et dénuée de substantifs (tel est le principe des « suites » d’être à être : passer de l’Être à être). Ces paroles, proviendraient-elles comme il l’indique de ce que les malades ont fait penser au transcripteur, sont écrites au « je », de leur point de vue, et ont encore en commun avec les fragments cités plus haut de ne pas s’adresser aux soignants mais de parler d’eux à la troisième personne du pluriel. « Ils me soulagent, ils me témoignent bien des sollicitudes, mais ce n’est que de la compassion tant que nous passons si peu de temps ensemble. Malgré toute leur bonne volonté, la relation reste trop unilatérale tant qu’elle se limite à ce que je reçoive et suive leurs bons soins. »

 

Le traité peut-il choisir la façon dont on le traite ? Que faire vis-à-vis d’autrui ? C’est le chapitre III : « Compassion et empathie : d’autres générosités ambivalentes ». Je ne suis pas en train de faire du livre d’Emmanuel Fournier une lecture précipitée : je tâche, à cette vitesse, de faire ressortir les différents « je » qui y prennent la parole : « je » du philosophe, distillé du « nous », contradicteur et questionnant, « je » du traitant et « je » du traité, grincheux ou pas, qui parlent sans se parler, parlent l’un de l’autre sans pouvoir s’atteindre. Et « je » transcrits, si troublants, des malades en fin de vie de Dire mourir, qui leur font écho. Autant de premières personnes investies tour à tour, où l’auteur s’engage intimement, que l’irruption du « je » du shampouiné illuminé m’a poussé à scruter.

 

Cet emploi de la première personne ne relève pas que du style. Il est, quoique discret, inséparable de la réflexion. Compatir, être avec, être auprès ? « Se mettre à la place de » ? Cette formule demande à être précisée, écrit Emmanuel Fournier. Le traité : « Je veux qu’on prenne soin de moi, qu’on se soucie de ma personne (…) et en même temps, je ne voudrais pas qu’on m’envahisse. » Le traitant : « Faut-il me condamner si je manque d’empathie, ou faut-il au contraire me plaindre ? » À se montrer empathique préférer l’être en actes (c’est-à-dire en verbes). Tenter de s’approcher de l’autre, de son mystère. Ne pas effacer l’autre sous la compassion. Lui voudrait rester autonome. Le chapitre IV commence par une « surprise » ambivalente : non-maltraitance, bientraitance, empathie – « ces principes supposent et construisent un nouveau sujet » Or, « si nous sommes enjoints à bientraiter ce sujet, lui (moi) est enjoint, d’une façon inédite, à se saisir de son sort individuel, à s’autonomiser et à s’engager dans un empowerment », ou empouvoirment, ainsi que le terme sera traduit plus loin. Mais là encore, quid de ce « nouveau sujet » si l’empouvoirment devient une injonction qui « lui (m’) » est faite ? Ici l’auteur aurait pu tracer quelques traits, yeux, nez et bouche et leur faire dire ce fragment consigné en fin d’ouvrage : « Ils me donnent magnanimement du pouvoir sur ma vie, celui de faire le travail qu’ils devraient faire pour moi. Ainsi, n’ont-il plus à entendre parler de moi et me voilà autonome au sein des normes qu’ils m’offrent ».

 

C’est dans ce chapitre que se fait de plus en plus insistant le parallèle entre santé et pensée (…« santé (pensée) »…« santé/pensée »…), c’est-à-dire entre médecine et philosophie. L’éthique n’est-elle pas une branche de la philosophie ? (« On l’aurait presque oublié en se laissant tenter à la confondre avec la déontologie, la norme et la loi », rappelait J.-C. Mino dans sa préface.) « Le principe d’autonomie en éthique médicale, explique Emmanuel Fournier, demande que les individus soient traités comme des agents moraux autonomes, capables (…) de décider d’eux-mêmes et pour eux-mêmes et d’agir conformément à cette réflexion. C’est aussi ce que demande la philosophie depuis bien longtemps en matière de pensée : respecter que les sujets choisissent librement entre les différentes façons de penser qui s’offrent à eux. » Mais : « une chose est de reconnaître à un sujet un droit à l’autonomie, autre chose qu’il s’en saisisse et qu’il l’exerce effectivement, et encore une autre de l’y enjoindre et de lui en faire un devoir. C’est cette saisie que veut défendre la radicalisation récente du pouvoir du “respect de l’autonomie” en principe d’empowerment. » Et l’auteur de renchérir à la première personne : « Je dois m’autonomiser comme on m’y enjoint. »

 

L’analogie médecine/philosophie (La médecine, une philosophie ? La philosophie, une thérapeutique ?) sera examinée, jusqu’en ses limites, au chapitre suivant. Les premières lignes donnent le ton. Des « esprits insuffisamment avertis » se demandent (au « je ») : « À quoi bon des injonctions, des principes, une morale ou une éthique ? (…) Ne devrais-je pas penser, philosopher (m’appliquer aux verbes) plutôt qu’échafauder des théories et des contraintes ? ». Il est aisé de leur répondre : « Tout de même ! (…) Imaginez-vous que [l]es expériences accumulées [de vie en société] n’aient abouti à rien ? Que [l]es humains n’en aient pas tiré une science fiable et vérifiable, consensuelle, universelle et efficace ? Inconcevable ! Considérez seulement (…) la très jeune discipline d’éthique médicale. (…) Ses efforts pour accompagner ou encadrer la relation de soin dans des principes peuvent éclairer l’éthique commune et l’éthique philosophique sur leurs penchants. Ses joies et ses mésaventures sont les nôtres. » Ce cinquième et dernier chapitre, « et l’éthique ? », s’enquérant à son tour de quatre injonctions nouvelles en éthique non seulement médicales, quatre tentations : obéir, materner, soigner, prescrire, et donc divisé en autant de parties que de chapitres avant lui (faisant du livre un subtil domino double), prend le temps de revenir en détails sur cette « personne sur prescription » définie dans le cadre d’injonctions bien délimitées (à ce stade, philosophiques autant que médicales) dont tout le livre expose à la fois la crainte et la confirmation que « tout ce que je fais pour [elle] la conforte comme telle ». Or, « nous soucier d’une personne, ce serait accepter de la voir comme singulière, sans céder à la tentation d’en faire la personne apte à accueillir nos bonnes intentions ». « La philosophie est un art du possible, cherchant à ouvrir des possibilités pour les personnes de prendre leur vie en main et de s’approprier les moyens de le faire, non de leur imposer d’en user ni de leur dire comment faire (…), de même qu’un chirurgien donne à l’opéré la possibilité de se reconstruire. »

 

De l’espèce de jeu de rôles qui en contribuant à lui donner un ton particulier structure discrètement cette critique incisive et constructive de la fabrication d’un « nouveau sujet de l’éthique », et de cet usage de la première personne que je qualifierais volontiers de cubiste, à la recherche de cet « autre » que nous pourrions bien « manquer derrière son nom », la lettre « aux immoraux » qui ouvre le livre avait posé le principe. C’est « moi, l’écervelé, l’insouciant » qui l’écrit. Épithètes qui rappellent la « lettre aux écervelés » et Insouciances du cerveau, qu’elle introduisait. Par ce furtif rappel, Emmanuel Fournier nous inciterait-il à lire Insouciances du cerveau et Tentations de l’éthique comme un diptyque – assemblage dont il était coutumier ? Voire d’insérer dans cette suite, comme un pivot, être à être paru entre temps et qu’introduisait également une lettre, celle-là « aux inexistants » ? « Les réflexions d’éthique portent leurs attentions et leurs soins sur un sujet concret même s’il n’est pas particularisé. Quel nom lui donner au-delà de la sphère médicale ? La personne ? L’homme ? La femme ? L’agent ? L’Autre ? Autrui ? (…) C’est nous, c’est toi, c’est moi, des pronoms plutôt que des noms, qui sommes appelés à reconsidérer nos relations. Ce sont des rôles concrets à jouer, des actes à accomplir, des forces à engager dans des verbes (…) Je serai donc tout à la fois leur malade, le patient qu’ils couvent de leurs regards, la personne qu’ils entourent de leur respect, le bénéficiaire de leurs attentions, l’agent et le relais de leurs bienfaits. Et j’investirai aussi la place des prescripteurs, à l’intention des autres, quels qu’ils soient (…) Et si l’envie me prenait de me moquer de tel ou tel principe, je me moquerais de moi (à la première personne), car ce principe serait mien. En le suivant, en épousant son point de vue, en me mettant avec lui dans un engagement intime, je pourrais peut-être prendre une certaine distance à son égard, mieux le comprendre et apercevoir pourquoi je serais tenté d’y enjoindre. Et de là me moquer plus largement de moi. »

 

Et, soit dit tout en verbes : ne pas me laisser faire.

 

CODA : Et quand…

 

Et quand je lis, au bout des Tentations, ce manuscrit « presque achevé » comme l’écrit l’éditeur, que « ce que nous laissons derrière nous vaut à la façon d’une incitation », puis que je vois Emmanuel Fournier, comme pour veiller à ce que les propositions de ce livre ne soient pas lues autrement que comme de simples repères, immédiatement questionner inciter, et rappeler que les questions ne demandent pas forcément à ce qu’on leur apporte de réponses, que c’est « parce que nos questions ne sont pas achevées que nous pouvons y trouver mille beautés cachées » – je ne peux que rapprocher, non sans un certain trouble, ces derniers mots de l’ultime parole transcrite de Dire mourir, réuni au même moment : « Dérisoire angoisse de devoir partir sans avoir achevé ce que nous venions d’entreprendre. Puis on se souvient que l’inachèvement et l’indétermination faisaient partie de la vie. Ce n’est pas au dernier moment qu’il faut la forcer à se déterminer. Laissons-la continuer selon son style. » – C’est aussi le style de penser d’Emmanuel Fournier.

 

 

 

* suivi de "Dire mourir/ Portrait d'homme mourant", préface de Jean-Christophe Mino. À paraître le 12 mai aux éditions de l'éclat, 224 p. 18 €