Le traître à la cause. par Raymond Federman

Les Incitations

01 févr.
2004

Le traître à la cause. par Raymond Federman

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J'ai été privé très jeune de mère et de terre mère. Orphelin, j'ai quitté la France sans rien. Sans éducation. Sans famille. Sans argent bien sûr. Presque nu. C'était l'été quand j'ai quitté la France. Un short un peu étroit, une chemisette un peu usée, des espadrilles un peu trouées. C'était mon bagage. J'avais 19 ans. Mais j'emportais avec moi quelque chose de très précieux. Un don : la langue française. Et elle est restée avec moi, en moi, tout le temps. Parfois un peu dormante. Comme si elle s'était mise entre parenthèses. D'autre fois prête à reprendre le dessus quand elle se sentait trop asservie, trop corrompue par la langue anglaise. Alors elle se révoltait, et pendant de longues périodes elle mettait la langue anglaise dans les parenthèses. C'est pendant une de ces périodes de révolte que j'ai écrit Amer Eldorado. La version originale. Amer Eldorado 200/1 a été écrit dans une autre période de révolte plus récente.

Mais il y a peut-être une autre raison qui a redonné voix, si je peux dire, à ma langue maternelle. Mon premier roman, Double or Nothing, écrit en anglais, était tombé par hasard entre les mains d'un des grands éditeurs de la France, qui refusa de publier une traduction de ce livre parce qu'il trouvait qu'un français qui écrit dans une autre langue est un traître à la cause. C'est ce que sa lettre de refus disait à l'auteur, en ajoutant que, je cite, ça coûte cher de faire traduire des livres. Il est vrai que ce grand éditeur était avant tout un marchand de livres. Il aurait tout aussi bien pu être un marchand de chaussures qui penserait sans doute qu'un français qui achète des chaussures italiennes est un traître à la cause des chaussures.

Je ne sais pas quelle cause, moi, j'avais trahie. La cause du patrimoine de la France? La cause de la culture française? La cause de l'histoire de la France? Ou simplement la cause de la langue française.

Oui c'était certainement ça. Ma langue française était devenue étrangère. Elle était devenue une langue étrangère. Et en France les étrangers ne sont pas toujours bien vus et bienvenus. C'est connu. Je sais. Mon père était un étranger qui parlait sept langues. Même le français. C'est pour ça que moi aussi je parle le français. C'était un don de la France. Et maintenant je veux rendre à la France ce que la France m'a donné. Ma langue française. Celle que j'ai emmenée avec moi en Amérique et qui là-bas s'est transformée en mes livres. Je lègue donc à la France, comme a fait François Villon, tous mes livres. Je les donne gratuitement. Tout ce que je demande à la France, c'est de mettre un jour une petite plaque quelque part qui dira :
Ici a résidé Federman. Un traître à la cause.