Mind the gap par Marie Borel

Les Incitations

21 mai
2018

Mind the gap par Marie Borel

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Incertitudes, ô mes délices,

vous et moi nous nous en allons

comme s’en vont les écrevisses,

à reculons, à reculons.

 

 

C.Marker voyage. C’est un homme qui donne sans cesse des nouvelles du monde et de lui-même dans le monde. Il nous apprend les usages de sa planète. Toujours, tous les jours, tous les soirs, tous les matins toujours, toujours quelque chose a lieu, n’importe quelle chose. Accidents, coïncidences, chance. La réalité a de l’imagination. Il faut s’arrêter sur l’état du monde. Inventer le hasard, ce qui apparaît en un éclair mais qui est encore impensé, comme esthétique de la vérité.

Il est des choses que l’on fait involontairement exprès. Chris Marker avait envie de faire du cinéma. À force de dire et de répéter qu’il savait en faire, on l’a cru. Il commente, compose, dessine, écrit, monte, photographie, raconte et réalise. Des films très courts et des films très longs, des photoromans, des interviews et des documentaires, formes substantielles, et des films qu’il n’a jamais faits mais dont il a collectionné les décors, inventé les détours.

Insensible au mirage de la révélation, il va voir sur place, en avoir le cœur net. C’est le sentiment géographique. Le miracle de la duplication consiste à y être. Les miracles sont laïques : lorsqu’on n'a pas Dieu sous la main, le voisin peut faire l’affaire. D’ailleurs, il n’y a pas de Dieu au ciel parce que les cosmonautes ne l’ont pas vu. Mais il y a plus de choses entre le ciel et la terre que la philosophie ne peut en comprendre.

Chris Marker filme le réel comme une fiction. Prendre part n’est pas une activité contemplative. Prendre part suppose des émotions et quelquefois des sensations si l’on en croit l’idée stoïcienne selon laquelle les passions sont des corps. La fiction d’aujourd’hui sera le réel de demain.

Comment faire surgir une mémoire à partir de la mémoire des autres ? Tel l’homme d’Aran, il fait sienne la proposition d’un film qui soit la mémoire d’un nom inscrit dans le paysage. Donner un nom propre aux souvenirs, montrer la naissance d’une mémoire dans une forme prosaïque de cinéma, dans une forme documentaire. Je suis venu, j’ai vu, j’ai rapporté, tel un petit Platon rouge.

Le document comme mémoire donnée relève du participe passé. À quelle vitesse le présent passe-t-il ? La durée n’est pas bâtie d’instants solidaires. La durée est changement continué. Le temps-espace se cristallise dans le langage. Le temps d’une généralité si extrême où toute chose singulière finit abrogée, ce temps-là ne tourne pas le coin de la rue.

Chris Marker se sert d’images, de sons, de mots, matériaux de tout le monde. Les images durent le temps d’un regard, 1/25 de seconde, et sont solidaires de la durée. Les mots portent la pensée les sentiments les expériences comme une aventure. Les mots ont un sens, et s’ils semblent parler à tous, c'est bien pour remettre chacun à sa place. L’écriture est une orpheline errante, rejet de la proposition du scribe. Benshi, le caractère japonais du narrateur est la parfaite matérialisation d’une émotion. Un signe offert à la lecture, qui sait, de dieux indifférents.

Chris Marker approche la langue comme un matériau souple et malgré tout très résistant. On ne peut pas éliminer la rencontre avec le matériau. Le mot cheval a quatre pattes. Dans ses films, contrairement à la vision traditionnelle, la résistance de la langue est un espace très touchable. Le sentiment des langues empêche d’avoir un bœuf dessus. La scission entre langue et parole, c’est la voix, cet électron négatif et insignifiant qui toutefois ouvre et rend possibles la signification et le discours. L’homme, seul de tous les animaux, possède la parole. Dans la magie animale, les sons disent sans mensonge. Le petit bar de Shinjuku lui a rappelé cette flûte indienne dont le son n’est perceptible qu’à celui qui en joue. Mais ce n’est pas le fabricant de flûtes qui décide, c’est le flûtiste. Si le bonheur est affaire de cadrage, ce dont on se souvient dépend des modes de narration dont on dispose.

Les supports chimiques et de matière électronique sont les squelettes de sa grammaire. La matière électronique est la seule qui puisse traiter le sentiment la mémoire et l’imagination, si l’on en croit son ami japonais, celui qui entraîne les muscles de son cerveau sur ses ordinateurs.

 

Chris Marker a passé sa vie à s’interroger sur la fonction du souvenir, la fragilité des souvenirs, ceux qui n’ont servi à rien qu’à laisser, justement, des souvenirs. Il se souvient que l’instant du souvenir est imperturbable. Parfois, ce n’est plus d’oublier qu’il s’agit mais de n’avoir pas eu l’occasion de le faire.

Il faut en revenir à la vraisemblance des faits, si têtus eux aussi. Séparément, ils ne parlent que pour eux-mêmes ; ensemble, ils forment un monde. Travailler, produire, distribuer, surmonter l’épuisement des lendemains de guerre, les tentatives du pouvoir et du privilège sont des problèmes peu existants pour le romantisme révolutionnaire. C’est peut-être pour cette raison qu’il écrit romantique avec un k. Il y a ceux qui se révoltent contre la misère et ceux qui se révoltent contre la richesse et ce n’est pas tout à fait la même lutte. Les pauvres ont des soucis, les riches s’en font. La mort change la vie en destin. Mais qu'est-ce qu'une vision juste, camarades ? Nous avons peur et nous ne savons même plus de quoi. Peut être que le temps des choses absolument dicibles dont nous éprouvons aujourd’hui la fureur, réalité négative d’un vouloir qui ne veut plus rien dire, peut-être ce temps est-il celui où peut devenir visible la demeure infantile de l’homme dans le langage. Jamais une civilisation n’a été sauvée par ses valeurs. Le vent souffle où il veut. Le prince des ténèbres, tout ce qu’il a à son compte en banque, c’est une boîte d’asticots, et il réclame pour les hommes le droit d’être un peu seuls sur cette terre. Les orphelins de l’histoire dérangent la critique.

Chris Marker fait l’éloge de la lenteur. L’humain du xxesiècle n’aime pas s’attarder sous un charme, il veut vite en faire le tour et il ne sait que trop à quel point il est défavorisé sous le rapport du temps, vis-à-vis du bœuf pour la contemplation et vis-à-vis de la grenouille pour la volupté.

Son univers est peuplé. De personnes et d’animaux, de photographies et de contrées lointaines, d’autoportrait en fil de fer et de trains, de fleuves et de pluie réciproque, de surprises et d’instants suspendus, de catastrophe aérienne et de choses qui ne font que passer. Il filme les enfants qui sourient sans bruit comme les chats, les pauvres comme tout le monde l’est à part les riches, les visages de femmes qui ne ressemblent qu’aux femmes qui ne ressemblent guère aux autres femmes. Et il a pour les gestes un regard crédule. Il sait faire tenir une fusée dans un étui à pipeau.

Dans ses tiroirs préférés, le facteur sonne toujours cheval. La télévision, c'est gai, on dirait un aquarium avec des perroquets à l’intérieur. Le mystère se passe dans l’atelier quinze. L’ange Gabriel voit la fin du monde. La mer et les jours jouent à Paris dans le cœur des pierres. Mais le cœur en pavés du Quai Conti n’existe plus. Un homme est marqué par une image d’enfance. La coupe de séquoia est toujours à l’entrée de Muir Woods et elle a plus de chances que sa sœur du Jardin des Plantes. Les chameaux Ming sont tranquilles comme des poulets rôtis. L’éléphant danse le tango. Les tortues sont votives, Hachiko est fidèle. Le chat est une personne. Guillaume-en-Égypte écoute la musique. Moskito bytes cause malaria. Il y a un figurant qui n’est pas attentif. Un pur esprit n’aime pas la banlieue. Personne n’a de dernier souvenir. Les images précises de l’enfance ne s’éteignent qu’avec la mémoire même. Must there be an answer for everything ?

Dans le siècle de la cohabitation des temps, il est né hollandais volant, en Russie, chinois de mère américaine. Je ne l’ai pas connu au lycée Pasteur. Les Indiens Érié l’ont nommé " Casse-noix moucheté " parce qu’il est virtuose et discret et qu’il sait de Hong Kong les lueurs rouges du soir vers le ciel de Canton. Il envoie des lettres d’anniversaire qui vous consolent d’avoir vieilli. Que pense-t-il de sa carrière et de son œuvre ? Rien du tout. Le pianiste sur lequel on était prié de ne pas tirer, c'était lui. Did you say your name was Laura ? C’est dimanche à Tokyo.