Montaigne, Pascal par Christophe Stolowicki

Les Incitations

08 juin
2020

Montaigne, Pascal par Christophe Stolowicki

  • Partager sur Facebook

En Montaigne on lit l’homme, l’éthique de ce qu’il se doit lui tenant avantageusement lieu de morale, sa juste mesure de « mesnager sa volonté » mieux que nous ne gérons notre stress – laideur des mots contemporains. En Pascal l’écrivain, le poète dont la phrase parfois se convulse, omettant son verbe final, tout en anacoluthes au plus pressé, dont « la vraie éloquence se moque de l’éloquence » (et « la vraie morale se moque le la morale » – la morale chose beaucoup trop importante pour être laissée aux moralistes, dira Nietzsche). « Quand on voit le style naturel, écrit Pascal, on est tout étonné et ravi, car on s’attendait à voir un auteur, et on trouve un homme » – non pas lui, génie dépouillé de toute humanité, mais Montaigne, sa source principale avec les Saints Évangiles (Saint-Augustin loin derrière), Montaigne dont l’allégresse, la gaillardise, les gasconnades, l’humour (il aimerait que son laquais puisse lui rappeler qu’il lui « coûta l’année passée cent écus, à vingt fois, d’avoir été ignorant et opiniâtre » en débat philosophique), l’heureuse nature bien cultivée, l’humaine texture, la largesse, la sagesse sont aussi goûteux que les intraduisibles rudoiements idiomatiques de Gombrowicz, et  spontanés comme du bon Guillaume le génie bon enfant.  

Tout les oppose. Pascal a perdu sa mère à trois ans, Montaigne sur ordre de son père est réveillé en musique douce. De Montaigne le velouté mature, à Pascal la haute éloquence balafrée de « que » injonctifs introduisant les deux infinis, à faire monter les larmes. À Pascal le dessein chrétien d’un homme de raison, à lire entre les lignes de son christianisme. De Montaigne des Essais sans rime ni raison où à force de s’essayer il touche au cœur de cible du pensable sinon du dicible. Pascal surdoué précoce suivant la pente naturelle du surdon qui des chiffres mène aux lettres ; Montaigne fort en pertinentes « revirades » dans « la nécessité et presse du combat » de son peu de vie guerrière, et sachant selon la qualité de son interlocuteur se « plai[re] d’anticiper ses conclusions » et de lui « oste[r] la peine de s’interpréter », d’autres « ne […] rien entendre que par eux, ny rien presupposer » ; aussi mondain d’âme que Pascal est clerc malgré les tentations du succès.

Montaigne contant fleurette, bientôt y renonçant, Pascal détruit avant la fleur de l’âge. Montaigne un humaniste, Pascal crédule comme tous les imposteurs, dirait Sade. Montaigne pur littéraire de culture classique (mais ne parlant que latin, citant peu les Grecs sinon Plutarque ou à travers Plutarque), Pascal venu des sciences dures ou matérielles comme plusieurs poètes contemporains.

Pascal dédaignant les preuves de l’existence de Dieu de la théologie en faveur d’une démonstration plus sensible et convaincante de Dieu en Christ, sachant déjà que « se moquer de la philosophie, c’est vraiment philosopher » – comme Nietzsche déboulonnera de leur cheval d’arçon les théories de la connaissance qui, abandonné le triptyque vécu stoïcisme, épicurisme, scepticisme culminant et se fondant en Montaigne, en constituent toujours l’histoire officielle.  

Les Provinciales, tout aussi illisibles à présent que sont laborieux les premiers Essais de Montaigne qui a dû longuement se lancer, un peu ébarber le latin, pour atteindre sa mesure de grande croisière. Au pari de Pascal notre facile refus de parier quand on a dans sa manche la carte gagnante d’une vie heureuse qu’on n’échangerait pas contre l’éternité ni sa vie, assortie de tout son génie.

Pascal qui trois siècles avant nos physiciens des nanoparticules et astrophysiciens sait (« il ne faut pas moins de capacité pour aller jusqu’au néant que jusqu’au tout : il la faut infinie pour l’un et l’autre, et il me semble que qui aurait compris les derniers [les plus menus] principes des choses pourrait aussi arriver jusqu’à connaître l’infini ») que microcosme et macrocosme se répondent en miroir. Pascal, ou l’honnête homme par excellence, qui ne se pique de rien et nous pique de tout (« les parties du monde ont un tel rapport et un tel enchaînement l’une avec l’autre, que je crois impossible de connaître l’une sans l’autre et sans le tout »), distinguant l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse qu’il est sans doute le seul à conjuguer en sa personne, nous accablant dans notre « misère » de son exigence de dernier homme intégral, aussi savant que lettré, scientifique qu’artiste – Charles Cros, plus de deux cents ans après, coiffant au poteau Edison pour l’invention du phonographe et chansonnier poète, est son fantôme : l’homme en progressant en connaissance ayant sombré dans le disparate infini du fini.   

Pascal qui le premier remarque que seules savent admirer les personnes de qualité. Qui avec une agilité d’esprit et de langue liées indissociablement, égrène didactique les recommandations d’un art d’écrire quand Montaigne, plus sage, préfère un art de vivre. Pascal apôtre du moi haïssable qui reproche à Montaigne de parler de soi, lequel cherche « le vray poinct de l’amitié que chacun se doibt. Non une amitié faulce qui nous faict embrasser la gloire, la science, la richesse et telles choses d’une affection principale et immodérée, comme membres de notre estre ; ny une amitié molle et indiscrette ; en laquelle il advient ce qui se voit au lierre, qu’il corrompt et ruyne la paroi qu’il accole : Mais une amitié salutaire et réglée ».

Pascal qui nous régale de ses « demi-habiles », remontant d’un palier l’élitisme héraclitéen.

Dans la préface aux Yeux d’Elsa, un peu de poétique de haute Résistance (1942), Aragon revendique le droit d’emprunter sans citer ses sources, tant la manière importe plus que la matière. Montaigne y est plus scrupuleux, qui précise cependant que son « humeur est de regarder autant à la forme qu’à la substance, autant à l’avocat qu’à la cause. / Et tous les jours [s]’amuse à lire dans des autheurs, sans soin de leur science, y cherchant leur façon, non leur subject ». Pascal un peu moins (scrupuleux), qui en « vérité en deçà des Pyrénées, mensonge au-delà » condense sans référence le longuet « Quelle vérité que ces montagnes bornent, qui est mensonge au monde qui se tient au-delà ». Si « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition », mais l’animale aussi, et la chevelure de comète, à cet univers « sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part » on ne peut rajouter un iota. Mais si l’on creuse, on découvre que Pascal a trouvé la matière d’une de ses phrases les plus fortes dans la préface aux Essais de Mlle de Gournay, qui l’attribue à Empédocle, voire à Hermès Trismégiste. Pascal, de notre langue le grand styliste.

Pascal dont le descendant contemporain (« toutes les planètes sont rondes parce que l’éternité n’a ni commencement ni fin ») est peut-être Philippe Jaffeux.