Nightmare alley, Guillermo del Toro par Michaël Moretti

Les Incitations

19 févr.
2022

  Nightmare alley, Guillermo del Toro par Michaël Moretti

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 Freak, c’est chic !

 

Attention : chef d’œuvre ! Il faut sauver le soldat del Toro car la fréquentation en salle, malheureusement trop faible (pandémie - avec interruption de tournage, concurrence avec un blockbuster du même producteur, Disney, Spider-Man : No Way Home, Jon Watts, 2021), malgré un bouche-à-oreille favorable et une critique excellente, risque de forcer les réalisateurs créatifs et singuliers à se cantonner aux plateformes et au streaming. Si del Toro assure ses arrières avec, en parallèle, une comédie musicale sous le fascisme en stop-motion pour Netflix, Pinocchio, avec Blanchett,  Turturro, McGregor, Swinton et Waltz, sur une musique de Desplat, les studios, frileux, risquent de faire payer cher l’échec de ce film d’auteur, Nightmare alley, pourtant le plus beau de del Toro à ce jour. Plus tragique que noir (Cain, Westlake et Chandler), le film atteint un niveau digne de Kubrick, del Toro s’inspirant, entre autres, d’Ultime razzia (The Killing, 1956, notamment la scène finale visuellement forte de poursuite au milieu des mannequins dans les hauteurs du magasin). Même Scorsese a dû prendre sa plume dans le Los Angeles Times pour défendre ce chef d’œuvre incompris qui deviendra certainement un classique alors que Le charlatan (Nightmare alley, E. Goulding, 1947 ; le rôle préféré de Tyrone Power), dont del Toro s’inspire, n’avait pas trouvé son public en son temps pour devenir finalement le meilleur film, révéré des cinéphiles, du réalisateur anglais, disponible en DVD chez Sidonis.

 

Comme Mad Max : Fury Road (George Miller, 2015) et Parasite (Gisaengchung,    Bong Joon Ho, 2019), il existe également une version noir et blanc de Nightmare alley : elle est d’une beauté rare grâce à la direction photo du fidèle danois, Dan Laustsen. Il s’agit d’un conte cruel, à partir du best-seller de l’étonnant Gresham (« Tristan Corbière du Maryland », selon Phil Garnier ; Edgar Allan Poe, voire William Blake, n’est pas loin), ou grandeur et décadence d’un Elmer Gantry (Elmer Gantry, le charlatan, Richard Brooks, 1960 d’après le roman de 1927 de Sinclair Lewis, prix Nobel de littérature 1930) sur fond shakespearien, d’un déclassé de la Grande Dépression à la Steinbeck qui s’élève comme self-made-man et pèche par orgueil malgré les avertissements de trois femmes (l’humaniste voyante Zeena, Toni Collette, qui l’initiera aux ficelles du métier d’illusionniste puis de mentaliste ; l’ingénue Molly, Rooney Mara, en Elektra ou femme électrique ; la bien nommée Lilith, Cate Blanchett en psy - « Découvrir par quoi ils sont effrayés et le leur revendre. Voilà la clé. » -, au sommet de son art inspiré de la femme fatale chez Bacall, Crawford, Davis et Stanwyck mais surtout Veronika Lake - « Tu es pourrie, et moi aussi » ; « Tu ne bernes personne, Stan. ») qui jalonneront le parcours initiatique en boucle de Carlisle (Cooper, coproducteur du film).

 

Après un crime refoulé dans un paysage à la Moissons du ciel (Days of Heaven, Terrence Malick, 1978), la première partie, où la pâte de del Toro est la plus reconnaissable, est l’occasion de présenter, sous un ciel plombé, la pluie et dans la boue, un freak show à la Tod Browning (Freaks, Freaks, la monstrueuse parade, 1932) : contorsionniste à claquette, prestidigitateur, géant (l’acteur fétiche de del Toro, Ron Perlman, en Hercule fatigué, qui attira son attention sur le roman de Gresham), nain, femme-araignée, geek qui croque un poulet vivant pour le plaisir du public hébété, bébés dans le formol dont le mythique Eunoch. Mieux que F for Fake (Vérités et mensonges, O. Welles, 1973) et Le prestige (The Prestige, C. Nolan,  2006), nous découvrons, stupéfaits, les coulisses peu reluisantes de l’illusion. Willem Dafoe en Clem Hoatley, taulier cynique et roublard (« Les gens aiment toujours payer pour se sentir supérieurs, ou se mettre en avant », « People are desperate to tell you who they are », « Les gens ne demandent qu'à être déchiffrés »), protecteur et menaçant, Monsieur Loyal à la voix éraillée, impressionne par sa brève prestation. A la recherche du geek, il évolue dans un décor peuplé d’yeux comme dans La maison du Docteur Edwardes (Spellbound, Hitchcock, 1945, décor de Dali).

Après la courbe de la cage ou de la piste comme une descente dantesque en Enfer, succède une deuxième partie rectiligne, froide du Buffalo ou New York Art déco de la haute bourgeoisie. Le bureau de la psy Lilith Ritter (Cate Blanchett), engoncée dans des robes hautes coutures (costumes de Luis Sequeira), est hallucinant grâce à la direction artistique de Tamara Deverell avec un luxueux bureau en bois laqué, des espèces de tests de Rorscharch imprimés sur les murs. - Nabokov aurait apprécié le parallèle entre le spectacle de l’illusion et la psychanalyse -. La précision maniaque des dessins et des plans de del Toro est au service de la beauté. La scène révélatrice finale est digne de la fin de Shining (Kubrick, 1980), buée sortant de la bouche en plus. Le spectateur comprend vite le dénouement car c’est le cheminement qui intrigue : le scénario, limpide et efficace, écrit par Kim Morgan, la femme de del Toro, est proche du roman, sombre et brut. « Cette histoire fait écho à l'époque actuelle avec son complotisme, ses mensonges et sa paranoïa. » insiste del Toro. Du grand art.