POUR le livre de Ryoko Sekiguchi par Julien Bielka

Les Incitations

27 nov.
2011

POUR le livre de Ryoko Sekiguchi par Julien Bielka

  • Partager sur Facebook
Résidant à Tokyo depuis quelques années, j'ai vécu le tremblement de terre du 11 mars et les semaines de peur, ponctuées d'incessantes "répliques", qui ont suivi. Cela ne me donne bien sûr aucune légitimité particulière pour parler du très beau Ce n'est pas un hasard de Ryoko Sekiguchi , mais me permet d'affirmer qu'à ce jour, ce texte est le seul (du moins parmi les textes francophones) à être adéquat à mon expérience, à me donner une sensation de justesse parfaite. D'où ma gratitude. Un texte comme celui-ci se faisait attendre, pour contrebalancer un peu toutes les inepties lues dans la presse après le 11 mars... Pour sortir aussi des analyses politiques, sociologiques, des mises en perspectives historiques, qui si elles ont leurs qualités, sont incapables de restituer le vécu subjectif de la catastrophe et par là, se révèlent toujours déréalisantes.

Sekiguchi commence sa chronique (ainsi le livre est-il qualifié, sur la couverture) par la veille. Je repense souvent à cette veille. J'étais sorti boire un verre avec un ami, nous discutions d'un événement musical que nous organisions, prévu pour fin mars, un petit festival rock dans une live house de Shinjuku (festival que nous avons dû par la suite annuler), riant beaucoup avec le barman - je suis rentré par le dernier métro, ce qui n'était pas sérieux car je devais me lever tôt, à 6 heures, le lendemain, pour aller travailler. Sekiguchi revient sur ce choix très "Mrs. Dalloway" de commencer par la veille et le justifie ainsi : tous ceux qui ont vécu une catastrophe comprendront, car ils savent ce que la veille signifie, et aussi par volonté d'arrêter le temps à cette veille.

J'ai été heureux de trouver quelques bonnes critiques bien senties infligées aux journalistes multipliant les clichés sur les Japonais, à ceux se demandant pourquoi les Japonais continuent à vivre dans leur si dangereux archipel, à l'infâme Shintarô Ishihara (le préfet de Tokyo) et son "Tenbatsu"(le tsunami comme châtiment divin venu punir les Japonais de leur égoïsme), à Christophe Fiat et sa lecture poseuse qualifiée d'"obscène", à la surenchère dans la monstration de l'horreur ("Sous prétexte de confronter la réalité crue, c'est un désir pornographique qu'on satisfait")…1 L'obscénité comme concept résumant la grande majorité des images du 11 mars et des discours tenus sur cet événement désastreux. Toute cette obscénité fait souffrir, ou agace, donne envie de distribuer quelques taquets. Ce n'est pas un hasard n'est pas un texte obscène.

Heureux également de lire ceci : "ce n'est pas parce que l'on ne montre pas sa tristesse que l'on n'est pas tristes" - pour clouer le bec de certains Français, pas les plus recommandables, fascinés par l'attitude prétendument spartiate, para-militaire des Japonais (quelques commentaires sur le site du Figaro, journal qui, en passant, a eu l'aplomb d'intituler un article : "Le Japon dévasté : le film des événements").

M'a amusé de retrouver cette anecdote sur la bière censée protéger des radiations, avec mes amis et collègues c'était une excellente occasion de rire un peu : "on se fait une cure collective, ce soir" ? "Tu as bien pris tes médicaments, hier soir ? - Oui, et aussi quelques anti-dépresseurs à 12 degrés"! Et les algues, pleines d'iode, elles aussi censées combattre les radiations ! Je me souviens d'avoir préparé et mangé un drôle de sandwich au kombu (une algue) avec un ami, un peu perplexes quand même, le 14 mars.

Sekiguchi mentionne aussi cette maladie (?), dont j'ai souffert pendant plus d'un mois, qui donne l'impression que la terre tremble en permanence, même quand il n'y a aucun séisme (allongé, les battements de coeur font croire à un début de séisme, par exemple). Plus de 1000 séismes en un mois. Le soir du 11 mars, la terre tremblait presque tous les quarts d'heure. La télévision émettait une sonnerie pour signaler l'imminence d'un séisme, puis le présentateur annonçait : "on annonce un fort séisme dans le Kantô, mettez-vous à l'abri". Un ami habitant au 10e étage n'en pouvait plus de ces séismes à répétition, il est venu loger chez moi quelques jours (j'habite au premier étage d'une maison en bois, pas du tout aux normes anti-sismiques, mais qui permet d'être dehors très vite en cas de grosse secousse).

Mais également : les interventions de l'Empereur à la télévision, peu rassurantes, les portables qui se mettent tous à sonner dans le train pour annoncer un séisme2, les problèmes dans les couples franco-japonais, la neige soudaine dans le nord vue à la télévision, les réactions diverses des gens (dépression, indignation, déni du réel - j'avais tendance à sinuer entre les trois), les flash d'infos qui commencent tous par la même phrase, la télévision regardée en boucle, l'absence de sommeil, les nouveaux risques d'explosion, se lever chaque jour en se demandant ce qui va se passer, la crainte (encore présente) des aliments irradiés, les quartiers animés (Shibuya, Shinjuku, Akihabara entre autres) plongés dans l'obscurité, le visage soucieux des gens dans le métro, les immeubles récents que l'auteur imagine en ruine, la légère peur de marcher dans les quartiers de hauts buildings... le choix de livres, que lire dans ces moments-là ? (de mon côté, Deleuze et Alphonse Allais ; ce que je voulais : lignes de fuite mentales et humour). Autre point important : la culpabilité des Tokyoïtes à évoquer leur détresse, pourtant réelle mais évidemment incomparable à ce qu'ont vécu les Japonais du Tohoku. L'hésitation saine, soucieuse, à en parler, la tentation du silence (à part pour certains histrions voulant jouer aux héros).
Il fallait trouver une forme juste pour témoigner de ce désastre. Et là, je crois qu'il était impossible d'écrire un tel livre autrement. La langue est simple, sans aucun esthétisme ("je ne cherche pas les belles phrases, je me l'interdis"), parfois étonnamment relâchée quand on connaît les oeuvres précédentes de l'auteur (l'emploi de mots comme "putain", "abruti", "bordel"). Le livre est marqué par la non-maîtrise, l'effort au style en est absent et c'est loin d'être regrettable, toute formalisation étant le signe d'un après, un après partiellement apaisé ("écrire un poème après, c'est sans doute possible. Pas pendant. Je serais incapable d'écrire un poème pendant"). Sur l'instant, dans l'intensité douloureuse, la formalisation est impossible. Dans l'intensité heureuse aussi bien, pensons à Matsuô Bashô et à son haïku raté : « Matsushima ah ! A-ah, Matsushima, ah ! Matsushima, ah ! ». Sekiguchi évoque un poète japonais qui se dit incapable, pour l'instant, d'écrire un poème sur le tremblement de terre. En être capable signifierait faire preuve d'un surmoi d'écrivain chauffé à blanc, trouvant immédiatement de quoi se mettre à distance psychologique et ce n'est sans doute pas souhaitable. Si ce livre donne une telle impression d'adéquation au réel, c'est grâce à cette absence de mise en forme, cette sensation d'urgence, de panique, de désemparement, d'impuissance. Le texte en devient lui-même foutraque, sans "liant", vraisemblablement peu travaillé, peu retouché, brouillon inquiet écrit dans l'affection du présent. Un texte plus élaboré aurait à mon sens sonné faux, aurait eu cette marque de l'après (on en est loin, en novembre 2011), de la distance mentale nécessaire à la stylisation. Et c'est une grande surprise pour moi, qui avais tendance à penser, influencé par les théories de Christian Prigent, que le réalisme ne pouvait être atteint que par une forme exigeante, un travail sur la matérialité de la langue, l'inadéquation des signes aux choses entraînant, par réaction, la recherche d'un signe artificiel, "impérieusement formalisé", ne trahissant pas, ou le moins possible, l'expérience du monde. Il fallait pourtant, dans ce cas précis, cette langue négligée, indifférente à la littérature, indifférente au style, au travail sur la langue. Travailler la langue est possible en lieu sûr, à l'abri d'un cabinet de travail, pas dans l'inquiétude extrême et la perte soudaine de repères. Même si le sujet formaliste n'est pas nécessairement un sujet tranquille, loin de là, Prigent écrit tout de même que formaliser c'est accéder à l'a-pathie, sur le mode du fort-da. C'est déjouer la perte, voire "s'en guérir" écrit Prigent dans ses entretiens avec Hervé Castanet. Or, dans l'immédiat d'une castastrophe en cours, l'a-pathie, la guérison sont des idéaux lointains, inaccessibles, on n'y pense même pas. Il ne s'agit pas d'avoir une position, même bancale, de surplomb sur un événement que l'on vit intensément ; ce n'est pas l'écrivain qui analyse l'événement mais l'événement qui analyse l'écrivain, le forçant à adopter une autre forme (ici : un renoncement ponctuel à la littérature : "Ce que je suis en train d'écrire, ce n'est pas de la littérature. [...] Je dresse un rapport"), un autre lexique (voir la réflexion sur l'adjectif "radioactif" que l'auteur pensait ne jamais utiliser). Je comprends mieux maintenant certains partis pris de Léautaud, son refus de la prose artiste, son goût pour un certain abandon, pour les phrases mal faites, "laissées dans leur vérité" mais qui valent tout Flaubert. Son amour des phrases sans intérêt littéraire, mais qui expriment plus fidèlement un sentiment, une nuance. En l'occurrence, toute sophistication rhétorique aurait eu pour moi un goût désagréable de maîtrise suspecte, de désaffection trop rapide pour être honnête, de morceau de bravoure indécent - malgré la recension élogieuse de Sitaudis, j'ai acheté Ce n'est pas un hasard dans des dispositions moyennement favorables (l'aura de la maison d'édition liée à ses choix éditoriaux mais aussi à l'unité d'ambiance qui se dégage du minimalisme chic des couvertures). Je ne suis pas en train de rejeter tout formalisme : des récits faulknériens, malapartiens (par exemple) sur le 11 mars viendront sans doute, mais, par pitié, un peu plus tard.

M'a séduit également l'indétermination de l'ouvrage ; Sekiguchi n'assène pas, ne conclut sur rien, nous expose ses doutes (par exemple sur l'origine de la solidarité des habitants du Tohoku), laisse exister des opinions contredisant les siennes, des "nuances" venues de l'intégration d'autres voix que la sienne (des amis, des parents, mais aussi, lus ou entendus dans les médias, le réalisateur Takeshi Kitano - au commentaire bouleversant, le compositeur Haruomi Hosono de YMO, le romancier Kenzaburo Ôe...). Si ce texte n'est pas littéraire, il témoigne cependant d'une sensibilité de poète, si la poésie est (avec Prigent, encore) ce lieu qui refuse la coagulation du sens, cette forme de pensée irréductible à la raison pure, ce signifiant flottant, imprécis, polysémique... Une pensée sensible à ce que la pensée comporte de ductile, de mouvant, un garde-fou contre toute volonté de totalisation, d'inscription d'un sens ancré dans sa propre certitude. Certitude morale tout aussi bien - cette bonté de l'auteur, ce refus de juger : "Ne pas culpabiliser ceux qui sont partis, ni ceux qui sont restés (...) Le plus effrayant, c'est ce mode de dénonciation qui s'installe". (Rien de plus pénible que ce tribunal, pendant et après - les décisions deviennent si faciles à prendre, une fois que tout risque a disparu). Cette sensibilité à la précarité de tout jugement, à ce que la quête du sens peut avoir de présomptueux, ou d'au moins problématique, est une sensibilité d'écrivain, de poète. Cette chronique, aussi simple formellement soit-elle, est portée par une conscience de poète (et qui plus est, de poète vivant à l'étranger, antidote contre tout positivisme auto-centré, contre tout dogmatisme), elle ne ressort pas de l'"universel reportage " (Mallarmé). Seul un poète pouvait éviter les deux écueils qui menacent ce genre de textes : la langue naturalisée, allant de soi (on l'a vu, Sekiguchi revient à plusieurs reprises sur le comment écrire, sur les formes qu'elle ne peut pas adopter), les exhibitions de certitudes. C'est un texte important pour qui se soucie de la "passion de la nomination " (Prigent) et une réussite paradoxale, où mettant a priori toutes les chances contre lui (par l'emploi d'une langue qui diffère peu de celle de n'importe qui), l'auteur a réussi a être au plus près du réel, c'est en tout cas ce que j'ai ressenti lors de ma lecture, les mains parfois tremblantes, avec ce "merci" en surimpression de toutes les pages.


1à ce propos, les éditions P.O.L. ont réalisé une interview vidéo de l'auteur, en insérant au début des images du tsunami, les propos de l'auteur en voix off : j'aurais préféré qu'ils s'abstiennent, par pudeur, pour ne pas flatter les exigences malsaines de la pulsion scopique ; ces images-là, vues et revues à la télévision pendant les semaines suivant le 11 mars, je ne veux/peux plus les voir.

2cette sonnerie caractéristique, la même que celle de la télévision, qui fait vraiment paniquer, et qu'un ingénieur du son a jugé bon de mettre en son d'ambiance lors d'une émission de Daniel Mermet sur France Inter, consacrée au 11 mars !