Sans Abuelo Petite de Cécile Guivarch par Christophe Stolowicki

Les Incitations

20 juil.
2020

Sans Abuelo Petite de Cécile Guivarch par Christophe Stolowicki

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Chez Cécile Guivarch, à l’instar d’Hölderlin qui dans son moulin lui tient lieu de père-grand, une poésie de l’élémentaire qu’une élaboration secrète a mûrie court-circuite tout pathos. L’ellipse comme un pâté sur un buvard (« partir un jour de ses vingt ans / sans rien à personne », récit de sa mère) boit l’encre de ses silences. Dans un petit peu d’herbes où les roses ne sont pas fleurettes mais tachées de sang, où « des mots elle n’a que le bruit de l’eau ».

Ne se fier qu’à demi, moins qu’à demi à son patronyme qui, s’il prend source en Finistère, aux confins des terres de la pointe de la Bretagne, ne dit pas que sur de nombreuses générations ses ascendants sont nés entre Nantes et la Normandie, et que l’autre branche de la famille est espagnole. Sa langue secrète n’est pas le breton mais le galicien. Sa quête généalogique, d’aligner non des trognes rubicondes dans une galerie d’ancêtres entre de hauts murs, mais des prénoms récurrents sur des registres paroissiaux à la faveur d’Internet, une jonchée de morts, conduit un roman de poète, celui de renaître en Renée, allégoriquement un secret de famille, datant d’il y a deux siècles – le vrai se situant à portée d’arbre à lettres espagnoles, Federico Garcia Lorca en épigraphe, quand il lui est révélé à neuf ans que le modeste abuelo qu’elle connaît n’est pas son grand-père.

Aïeux : ceux dont nous sommes nés plutôt que de la dernière pluie et qui hantent nos rêves. Aïeux (bretons) : « trois jours allongés dans la grande pièce [unique] / des fleurs autour et vos pieds vers les / champs ». Rendu hommage, de claire aimance.  

Renée, aux feux de la Saint-Jean retrouvant une fois l’an le seul amour de sa vie. Renée qu’une voisine libère, parmi de nombreux enfants morts-nés, des quelques uns qui continueront la lignée. Elle-même a failli ne pas vivre. La terreur de perdre son enfant en couches transmise à Cécile malgré la médecine contemporaine et des maternités menées à terme. Renée errant égarée, le mouton noir qui finit sa vie en prison, qui aurait dû être effacée des mémoires et revient nuit après nuit hanter sa descendante. En quoi un roman de poète diffère-t-il de l’objet prêt à consommer, produit de l’industrie du livre ? Il n’y a pas de clin d’œil. Des adresses, des apartés, des mises en abyme, mais pas un sourire de connivence. Les sobres chapitres de pure prose tiennent sur une page, qu’ouvre une large entrée de paragraphe unique. L’imaginaire documenté comme ne pouvait Flaubert. L’émotion rompt les digues où la psychanalyse ânonne.

À l’opposé, San Abuelo Petite déploie toutes les ressources de la poésie à la faveur d’un bilinguisme dont au sortir du tunnel le train – composé sur des divans dont Cécile s’est peut-être passée – cache un dernier wagon, galicien, renvoyant en miroir à Babel. Il ne siffle pas trois fois mais à trois temps de double page en double page : en italiques de brefs poèmes de quelques vers mais ajourés, souvent deux strophes, parfois espagnols non traduits (mais en fin de livre), nous incitant à l’effort fraternel même si on ne parle pas la langue – à la butée haute de la page de gauche comme une citation en exergue ; au bas de cette même page un poème plus étendu, comme explicatif et n’expliquant rien mais en romaines ; page de droite le récit prosaïque explicitant sans réserve ni rétention. La forme et la formule métaphores du travail accompli.

Vacances chez sa grand-mère. « Au moment de presque partir : penser en espagnol. Dormir en espagnol. Être en espagnol. Ne plus savoir comment dire ses phrases en français. Les penser dans son autre langue puis les traduire […] Je rêve en espagnol ». Ici d’autres morts se profilent, bouche pleine de terre, ceux de la guerre d’Espagne dont son grand-père républicain a dû fuir les exécutions à Cuba aussitôt après l’avoir conçue.

Ses parties de cache-cache avec d’innombrables cousins se recommandant en galicien de hablar castellano, de parler castillan, c’est à dire espagnol. Tels des Bretons francisés aux forceps. « J’ai poussé sans prendre racine. » Une écriture chargée et rechargée, tout en rapiècements.