Tenet, un film pas net par Michaël Moretti

Les Incitations

03 sept.
2020

Tenet, un film pas net par Michaël Moretti

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    Il est un temps où le palindrome (le titre du film et l'entreprise Rotas dirigée par Sator,  un peintre mystérieux cité se nomme Arepo, cet [h]apax de Pompéi en référence au carré magique Sator Arepo Tenet Opera Rotas) était le titre d’un film radical, In girum imus nocte et consumimur igni (1978), par un situationniste, Debord, et le temps, objet de réflexions avec le séminal court métrage La Jetée de Chris Marker (1962) dont s’est inspiré L’armée des 12 singes (Twelve Monkeys, 1995) de T. Gilliam.

Tinette : attention, danger !

     Comme C. Eastwood, D. Fincher, P.T. Anderson, J. Nichols, D. Villeneuve - les moins pires -, J. Gray, ce fondu de pellicule, W. Anderson, Nolan est également membre de ce néo Hollywood : blockbuster « auteuriste », magnifique oxymore marketing, jusqu’à la franchise du comics Batman ou la logique économique poussée à son terme ; salmigondis pseudo scientifiques[1], philosophiques[2] et politiques (nous sommes la cause de dégâts écologiques ; retourner dans le passé permettrait de corriger nos erreurs), loin des réflexifs Cronenberg et Lynch ; académisme virant au classicisme avec scénario alambiqué pour plus de consistance sur des idées simplistes, images léchées mais sans originalité (la côte italienne est très carte postale), enchaînements de scènes d'action - non à ce canon !

     Ce qui est dangereux, c’est l’idéologie contestable sous-tendue en cette période anxiogène : des connaissances avérées[3] et des faits reconnus[4] mais non corrélés entre eux sont amalgamés de façon à nourrir, en termes poppériens, une théorie cohérente et close du complot, de structure paranoïaque donc, qu'il est impossible de réfuter. A l’ère du soupçon et des complots, nous vivons, en période sophistique, dans une dangereuse remise en cause de la réalité, héritée du post-modernisme, mal compris, de Lyotard à Baudrillard[5], et du relativisme du dangereux Rorty, le tout sur un terreau hégélien, mal assimilé, en géopolitique notamment, par un Fukuyama, sur fond de romantisme (Faust de Goethe et son inévitable pacte faustien, récurrent ici). Après la déconstruction derridienne, les reconstructions irrationnelles sur un fondement pseudo rationaliste, l’esprit a horreur du vide. C’est pour cela que Nolan a du succès : sur la séduction intellectuelle de la mise en abyme et de l’interconnexion, Nolan surfe sur la mode relativiste, dangereuse car nourrissant les populismes croissants, de gauche comme de droite, en temps de crise. Ce soft power divertissant, qui ne mérite évidemment aucune censure, est extrêmement dangereux à notre époque décadente mais en même temps il la révèle et en témoigne. Captant l’esprit du temps, il le conforte.

            L’art, à part le regretté Claude Régy, est pourtant très en retard en prenant peu en compte la mécanique quantique, ce changement paradigmatique copernicien, pourtant découverte il y a plus d’un siècle. L’avenir est aux incertains ordinateurs quantiques. Avec ses défauts soulignés ci-dessus, il n’y a guère que Christopher Nolan pour intégrer, de façon grossière et maladroite, cette donnée fondamentale. L'écriture du scénario, qui aurait duré 6-7 ans, semble datée au mieux des expérimentations des années 20 (Wolf, Joyce, Faulkner) sans en avoir la qualité artistique.

Timefall

     Le politiquement correct est sauf : le héros, Washington Jr (Malcom X, 1992 et le lourdaud BlacKkKlansman - J'ai infiltré le Ku Klux Klan, BlacKkKlansman du spice Spike Lee, 2018) est noir - ce dont on ne devrait plus s’étonner, enfin ; comme dans Inception (2009), le film de Nolan le plus abouti dont Tenet s’inspire largement (convergence des temporalités; tenet, c'est l'inception), un asiatique dans l’équipe satisfera le quota mais aussi l’export que confortent des scènes en Inde puisque le marché asiatique est nettement majoritaire. Nolan pense mondial, avec placement de produits (alcools dont vodka et whisky, montres, vêtements, voitures, etc.) comme cette autre franchise d’espionnage des Broccoli, James Bond[6], et aussi le côté sf-fantasy avec Star Wars, Lucas puis Disney. Après Batman, Nolan tournera-t-il un 007 qu’il semble convoiter en lançant un sérieux appel de pied ?

      Le film s'ouvre sur une magistrale scène d'opéra digne d'Hitchcock (L'homme qui en savait trop, The man who knew too much, 1956) mais avec le suspense, qui aurait été généré par le montage, en moins. Le saisissant effet de réel a posteriori, c’est l’usage du masque à cause de la covid 19 et les masques à oxygène dans le film pour un casse-test, le passage d’un état à un autre. Le nonsense du mathématicien pédophile Lewis Carroll était toutefois plus fécond avec De l'autre côté du miroir (Through the Looking-Glass, and What Alice Found There, 1871).

FoRewind

     L’intérêt principal du film est de matérialiser le retour en arrière non seulement par l’image mais aussi par le son, ce que G. Martin à Abbey Road ne s’était pas privé, moyennant quelques psychotropes, avec les Beatles sniffant du kb, attirés par le sitar de lou Ravi Shankar. Le spectateur à l'impression, fausse, d'assister au montage en direct, donc au cœur du procès filmique. - Au passage, passées les longues et dégoulinantes plages de cordes à la Hans Zimmer[7], les beats technos de Ludwig Göransson (les derniers Rocky et Black Panther, R. Coogler, 2018, dont l’acteur principal, C. Boseman, vient de mourir) sont une grave tuerie, sans omettre le même auto-Tune, plus écoutable, utilisé dans le dernier single de Sébastien Tellier -. La seule chose à retenir, c’est une scène de combat inversée, répétée (effet Koulechov), aussi marquante que celles du wu xia pian Tigre et dragon (Wo hu cang long, Ang Lee, 2000) ou de Matrix (The Matrix, frères/sœurs Wachowski, 1999).

     Remontons le temps, c’est dans la thématique. Déjà les frères Lumière, avant Méliès, filmaient cet effet spécial, l’un des premiers avec la surimpression, le retour en arrière (La démolition d’un mur, 1897[8]. Qui n’a pas vu la chute d’une tour de banlieue explosée à l’envers ?). C’est l’occasion d’affirmer enfin que la traditionnelle partition Lumière (neutralité et objectivité, documentaire) / Méliès (divertissement) est totalement fausse et artificielle - une querelle intellectuelle et une dichotomie, comme il est dit dans le triste sérail, bien françaises.

      Le début du XXe, c’est le cinéma, né en 1895, qualifié, stupidement, de « primitif » et la découverte de la théorie de la relativité restreinte d’Einstein (parution en 1905). A ce titre, le train est classiquement la métaphore des deux. Dans Tenet, le travelling rapide sur la grille, décomposant le mouvement, lors de la scène primordiale de l’attente de la mère à l’école (clin d’œil à la scène familiale finale d’Inception, 2009 répétée précédemment avant sa résolution) remémore les travaux du physiologiste E.-J. Marey ainsi que ceux de Muybridge ; les rotors bicolores des hélicoptères rappellent, sans walkyrie, le cache sur l’obturateur dans le projecteur et l’effet d’optique dont s’inspira Duchamp pour ses rotoreliefs vantés au concours Lépine.  

*

     Warner aurait pris un risque : un blockbuster est sorti pour la première fois en Europe avant les Etats-Unis. Les pros du marketing tremblent dans leur sombre veste. Les chiffres Warner ne sont communiqués que le lundi 31 août, du jamais vu. Peut-être, foi de clair-obscur, que nous ne comprenons rien, qu’il faut ressentir - sans arriver à une immersion digne d’une installation d’art contemporain - comme l'indique la bande-annonce, mais dès le début, nous pressentons très vite qui fait quoi. Voir le shakespearien Branagh avec l'accent russe ne manque pas de piquant : il a cachetonné. Paradoxe amusant aussi de voir le cockney Caine, un fidèle de Nolan, en Sir. Pattinson est un faire-valoir potable, avec une dose de mystère, sans être un Sancho Panza - le film manque d'humour comme tout complotiste qui se respecte.

     Kubrick, auquel la scène de guerre fait référence (Full metal jacket, 1987), serait fou : pour voir dans de bonnes conditions Tenet en Europe, il faudrait aller … dans la salle Imax 70mm de Londres, c'est un peu loin ! Sinon Bruxelles voire, mais en moins bien, Montpellier, peut-être des copies 70 mm à Paris - pour un pays qui a inventé le cinéma, c’est chiche … Le Dolby cinéma, c’est un billet à un peu moins de 20 €. C'est cher le siège qui se déplie pour s'allonger, surtout pour enfoncer continûment des boules Quiès tout du long, tout comme lors de Dunkerque (Dunkirk, 2017), son film le plus réussi sur les temporalités et leurs convergences !


[1] Le tourniquet remplace ici l’invraisemblable « tesseract » d’Interstellar, avec encore le physicien théorique Kip Thorne comme caution autour de ses travaux sur la théorie de la relativité générale d’Einstein ; l’entropie introduite par Clausius à partir du principe de Carnot dans la deuxième loi de la thermodynamique et pourtant aucune évocation de son inverse, la néguentropie ; l’évocation du modèle standard des forces mais pour autre chose ; les algorithmes qui disputent la résilience - revivre après les chutes des twin towers - au podium de l’idée reçue mise à toutes les sauces.

[2] Préceptes ; méditation autour du temps, et ce, depuis son premier film Following - Le Suiveur (Follower, 1998), qu’il soit linéaire en occident, loin toutefois de Saint Augustin, soit circulaire comme chez les hindouistes, forts présents ici notamment sur la conséquence de nos actes, et les bouddhistes mais nous sommes plus en confusionnisme qu’en confucianisme; la remise en cause du principe de causalité bien mis à mal depuis la découverte de la mécanique quantique, angle mort de la pensée einsteinienne pour qui « Dieu ne joue pas aux dés » ; le renouvellement éthique depuis Aristote et Kant avec le Principe responsabilité d’Hans Jonas, disciple d’Heidegger.

[3] La science à la portée des caniches : la relativité d’Einstein, la physique théorique avec le paradoxe du grand-père (cf. Le Voyageur imprudent de R. Barjavel, Retour vers le futur, R. Zemeckis, Terminator, J. Cameron), l’évocation du spectaculaire Feynman, la vulgarisation évoquant avec humour le fait de « pisser contre le vent ».

[4] Le projet Manhattan dirigé par Oppenheimer contre lequel s’était finalement opposé Einstein et d’autres ; sans le talent d’un Tarkovsky (Stalker, 1979), Stalsk 12 repose sur le modèle des villes soviétiques fermées, secrètes (Zato) destinées à la fabrication nucléaire qui ont bien existé ; l’uranium 235, le plutonium, etc.

[5] Dont se réclame ce spécialiste du Nouvel Hollywood, le critique de cinéma J.-B. Thoret. Voir les dénonciations par Sokal et Bricmont dans Impostures intellectuelles (1997) de l’utilisation peu pertinente et abusive des concepts ou vocabulaire des mathématiques ou de la physique chez Lacan, Kristeva, Irigaray, Latour, Baudrillard, Deleuze, Guattari et Virilio.

[6] Un temps, il a été envisagé un 007 noir puis une 007 noire lesbienne.

[7] L’horrible musicien habituel de Nolan était indisponible car prévu pour le Dune de Villeneuve qui ne peut être que meilleur que celui de Lynch (1984) !

[8] Suite à un incident de l’opérateur Lumière oubliant d’éteindre la lampe à arc lors du rembobinage du film devant un public effrayé. L’invention vient de l’erreur - même si c’est faux pour la tarte tatin qui ne s’est pas renversée en tombant.