The Guilty de Gustav Möller par Michaël Moretti

Les Incitations

25 juil.
2018

The Guilty de Gustav Möller par Michaël Moretti

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Huis clos pour un grand huit psy

 

 

Chef d’œuvre

            Attention, voici un diamant noir, épuré, minimaliste comme du design danois à la Georg Jensen et froid, sans être formaliste, fluide et clinique, comme le climat du pays scandinave. Ce premier film, comme Jusqu'à la garde(Xavier Legrand, 2017), est déjà un classique qui sera enseigné, comme Reservoir dogs (Quentin Tarentino, 1992) - mais sûrement pas le raté Les huit salopards (The Hateful Eight, Quentin Tarantino, 2015) bien inférieur à La chevauchée des bannis (Day of the Outlaw, André de Toth, 1959) - dans les écoles de cinéma, n’eût été à terme le vieillissement voire l’obsolescence des appareils technologiques (suspense de la sonnerie, urgence de la numérotation rapide, drame du répondeur, téléphone portable comme moyen de court-circuiter les canaux officiels, écrans de contrôles, ordinateurs avec jeux d’écrans dans l’écran comme chez Brian de Palma, GPS permettant l’affichage sur l’écran de l’identité et du numéro de mobile du correspondant sur fond de carte géographique des environs, etc.) sauf dans 2001, l’odyssée de l’espace (2001 : The Space Odyssey, Stanley Kubrick, qui bénéficia de l’expertise de la Nasa, 1968). Il s’agit, comme La corde (Rope, 1948) d’Alfred Hitchcock, qui rêvait de tourner intégralement un film dans une cabine téléphonique, d’un opus à contraintes ou à dispositifs (« Je suis intimement convaincu que les contraintes stimulent la créativité. C’est une tradition que j’ai en grande partie héritée de mes années à l’École de cinéma du Danemark. Je pense que c’est une chose avec laquelle il faut travailler, quel que soit le budget du film. Les contraintes rendent plus créatif - du moins elles me rendent plus créatif. Là, la prémisse du film elle-même requiert de se restreindre. Le film ne fonctionnerait tout simplement pas si on avait choisi de quitter le personnage. » expose Möller) filmé chronologiquement sur treize jours, après six mois de préparation, avec trois caméras : unité de lieu (tout se déroule dans le centre d’appel d’urgence de la police entre deux pièces contiguës équipées de bureaux, de postes téléphoniques et d’ordinateurs : l’une, open space aux néons crus et impersonnels, avec collègues flous ou non ; l’autre, isolée avec stores vénitiens intérieurs et demi-obscurité zébrée du halo rouge de la lampe d’alerte fixe comme une installation d’art contemporain dans les films du thaïlandais Apichatpong Weerasethakul et non comme chez Clouzot, Le corbeau, 1943 film imprégné d’expressionnisme de la UFA ; ici les angles hollandais sont exclus car la sobriété est de mise), d’action et de temps (le récit se déroulant quasiment en temps réel sans aucun flash-back ; « nous avons tourné en live, même avec les acteurs faisant les voix. Et l’équipe de production, le réalisateur se connaissent depuis l’école de cinéma » déclare l’acteur Jakob Cedergren).

            La vertu du film est aussi qu’il ne dure que 85 mn soit 1h25, bien loin de ces œuvres de plus de 2h qui deviennent la norme et d'où le spectateur, dont le billet est certes rentabilisé, sort lessivé.

 

L’action (course-poursuite sur l’autoroute, perquisition informelle, intervention des policiers au domicile de la victime, etc.) est hors-champ selon l’essentielle leçon de Jacques Tourneur (La féline, Cat People, 1942) : « J'ai compris que chaque personne écoutant cet enregistrement verrait des images différentes. Je crois que les images les plus fortes d'un film sont celles que l'on ne voit pas.» affirme Möller, sorti de l’École nationale de cinéma du Danemark où règnent les spectres paralysants de C. T. Dreyer et Lars von Trier). Le hors-champ génère la peur, fait travailler le spectateur, actif, par l’imagination ou cosa mentale, supprime le mouvement en construisant progressivement un polar de l’impuissance. Le spectateur est réduit au statut d’auditeur, catégorie à laquelle appartient, également, le policier lui-même. Sous l’influence du séminal Conversation secrète (The Conversation, Francis Ford Coppola, 1974), le son structure l’espace grâce au design sonore fin et immersif d’Oskar Skriver (les sons, craquements d'un parquet, frottement des roues sur l'asphalte, bruit de moteur, du vent, souffle, voix lointaines, chuchotées, exigeantes, interrogatives, suppliantes, implorantes d’où le choix de « Jessica Dinnage parce qu’elle avait de la souffrance dans la voix, un timbre rauque, un peu brisé, très spécifique » presque enfantine, sonnerie dans le vide se prolongeant trop longtemps, ont été enregistrés sur les lieux de l’action, à l’intérieur d’une voiture de police ou dehors, sur une autoroute, sur un pont : « c’est comme si on avait fait la moitié du travail sur les décors et l’image dans la salle du montage son » ; « Le bruit de la pluie est l’un des meilleurs sons qui soient pour créer une sensation. Il suffit de l’entendre pour avoir l’impression d’y être. Nous avons différents types de pluie dans le film. Au début elle est agressive, avec une pluie qui frappe fort et des essuie-glaces » précise Möller). Les sens sont convoqués, vue, ouïe, les dimensions essentielles du cinématographe depuis l’avènement du parlant.

 

La force du film, outre d’habiles intrications de scénarios ou arc narratif personnel, suggérées par une alliance au majeur, un doigt cassé, quelques cicatrices sur les mains, entre la vie privée mouvementée et la vie professionnelle accidentée du policier, d’une triste actualité, d’où sourd l’inévitable besoin de rédemption, est que le spectateur est au même niveau de connaissance, tâtonnements, changements de sens avec retournements ou switches, que le personnage principal, augmentant ainsi le principe d’identification et le suspense, grande leçon hitchcockienne encore une fois, où l’enlèvement est ici le Mac Guffin, le sparadrap au doigt, un gimmick comme celui sur le nez de Jack Nicholson dans Chinatown (R. Polanski, 1974) : « Nous voulions donner au public la même perspective sur le monde que celle qu'a notre héros et ce faisant, le faire parvenir aux mêmes conclusions ».

 

Contexte

 

            Le film s’inscrit dans un genre : le huis clos. Soit Les Maudits (René Clément, 1947), Répulsion (Repulsion, R. Polanski, 1965), Out Of Order (Abwärts, Carl Schenkel, 1984) où quatre personnes sous tension sont coincées dans un ascenseur, Conversations nocturnes (Talk Radio, Oliver Stone, 1988) où un cynique animateur de radio converse avec ses auditeurs,  Cube (Vincenzo Natali, 1997) où cinq inconnus prisonniers d'une pièce cubique flottent dans l'espace intersidéral, Panic Room (David Fincher, 2002), Phone Game (Phone Booth, Joel Schumacher, 2002) où Colin Farrell, coincé dans une cabine téléphonique, est menacé par un sniper fou avec qui il est obligé de dialoguer sous peine de prendre une balle, Buried (Rodrigo Cortés, 2010, récompensé dans plusieurs festivals à sa sortie) où le spectateur passe 90 minutes dans un cercueil, Locke (Steven Knight, 2013), Tunnel (Teo-neol, Seong-hun Kim, 2016), Wheelman (Jeremy Rush, 2017) mais aussi, références explicitées par le jeune réalisateur Möller, 12 Hommes en colère (12 Angry Men, 1957) et Un après-midi de chien (Dog Day Afternoon, 1975) de Sidney Lumet qui venait de la tv. Les films à téléphone sont légion : Raccrochez, c’est une erreur (Sorry, Wrong Number, Anatole Litvak, 1948), The Call (Brad Anderson, 2013 avec Halle Berry), Her (Spike Jonze, 2013), la série Calls de Timothée Hochet diffusée sur Canal + focalisée sur un écran noir avec quelques lumières clignotantes.

 

            « C’est basé sur les recherches, sur des histoires d’officiers de police passés par des histoires traumatisantes et qui en ont été profondément affectés » selon l’acteur principal. Le cinéaste a co-écrit le scénario avec Emil Nygaard Albertsen avec qui il avait également créé son court-métrage I Mørke (In Darkness, 2015, prix Next Nordic Generation). Tout est parti en regardant une vidéo réelle, sur YouTube, où une américaine victime d’un enlèvement parle à un urgentiste de la veille 911, l’équivalent de notre 17 aux USA, le 112 au Danemark. Möller a été intéressé par « Le fait que chaque personne, en écoutant le même clip, puisse voir des images différentes ». C’est le premier film de cinéma inspiré par un documentaire radio, un podcast américain Serial diffusé en feuilletons hebdomadaires, délivrant une vérité complexe. L’immersion est dans le film quasi documentaire : le flic, au piquet, rongé par la culpabilité - ce qui ne l’empêche pas de déroger à la procédure en prenant des initiatives personnelles -, répond avec un peu d'ironie à un drogué en pleine crise d'angoisse, à un homme cadenassé dans sa voiture après avoir été agressé et volé par une prostituée dans un quartier chaud de la capitale, à une fille qui a fait une chute à vélo et s'est fait mal au genou, à un gars au milieu d’une bagarre à la sortie d’une boîte de nuit (« Vous n’avez pas idée du nombre de coups de téléphone étranges qu’ils reçoivent. » souligne l’acteur en immersion). Ecouter, tout en conseillant, être empathique, rassurer, consoler, hiérarchiser les priorités, poser des questions, fermées ou non, repérer l’endroit où se trouve la voiture, agir avec le secteur Nord. Bref, qui est le coupable dans l’histoire ?

 

L’acteur

            Tout repose sur Jakob Cedergren,  acteur suédois vivant au Danemark, révélé dans la mini-série danoise The Spider (Edderkoppen, 2000), Meurtres à Sandhamn, (Morden i Sandhamn, 2010-2018 diffusée sur Arte), Traque En Série ( Den som dræber, 2011) et des films comme Les Bouchers Verts (De grønne slagtere, Anders Thomas Jensen, 2003 aux côtés de Mads Mikkelsen), Frygtelig lykkelig (Terribly Happy, Henrik Ruben Genz, 2008), Rage (Sally Potter, 2009), Submarino (Thomas Vinterberg, 2010), Antigang du français Benjamin Rocher (2015). Il est filmé sous toutes les coutures : gros plans en plein format 2:39 avec casque-téléphone ou non, souvent fixes, cadrés impeccablement, parfois à la caméra à l’épaule lors de scènes de dramatisations, de profil, de face, en plans-séquences, dont un de 35 minutes, les doigts qui tapotent de nervosité, la tension du film perceptible sur son visage (bonne volonté, doute, rage, confusion, remords, pardon) et dans les diverses intonations de sa voix, un découpage avec une échelle de plans, des angles de prise de vue travaillés quoique classiques, un cadre large du lieu de travail du début se resserrant dans l’autre bureau isolé dans lequel Asger s’enferme. La caméra de Jasper J. Spanning suit le moindre mouvement d’Asger / Jakob « Ce sont ses yeux qui m'ont convaincu qu'il était parfait pour le rôle, explique le metteur en scène. C'est comme s'il vous cachait un secret, mais en même temps on peut lire tellement de choses à travers son regard !». Les yeux clairs, expressifs, une échancrure à l’œil droit qui pourrait suggérer, parfois, une larme. Selon Möller, l’acteur principal « a pu contribuer à l’écriture du scénario en apportant ses propres idées ».

 

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            Un film justement récompensé : prix de la critique au Festival du Film Policier de Beaune, pour sa 10eédition, prix du Public à Sundance, Rotterdam et au Festival international du film de Transylvanie, prix RTBF et Prix BeTV au BRIFF ou Festival international du film de Bruxelles. Pas mal pour un film qui a vu le jour grâce à un programme de développement de jeunes talents ! « Je travaille sur un long métrage qui, comme The Guilty, se déguise en film de genre pour aborder un sujet très complexe. »