The Irishman, film de Martin Scorsese par Michaël Moretti

Les Incitations

18 oct.
2019

The Irishman, film de Martin Scorsese par Michaël Moretti

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Un terrible irish coffee

 

      Encore un film Netflix, puisque ce sont malheureusement les seuls à financer les 175 millions de dollars du pharaonique budget alors que le projet était en développement depuis 2008 et abandonné par Paramount pictures en 2011. Scorsese a raison : les studios de cinéma n’investissent de l’argent actuellement que dans des franchises Marvel ou le pire stade de la disneylandisation du monde, avec scénario débile tenant sur un timbre-poste, pour atteindre un jeune cœur de cible. Ici, 117 lieux de tournage différents, 309 scènes distinctes, une caméra virtuose (excellente photo de Rodrigo Prieto, déjà présent sur Le loup de Wall Street, The Wolf of Wall Street, 2013, sur le pilote de la série Vinyl en 2016 et sur Silence, 2016 ainsi que chez Inarritu, Almodovar ; ici, gros plans, le cadrage de plusieurs personnages dans un même plan, une rue en V saisie d’un seul tenant) avec des mouvements complexes (usage de grues).

      Le plus cher est le fameux effet spécial, le de-aging, développé par Industrial Light & Magic (ILM, société créée par George Lucas) ou rajeunissement du visage d’un acteur comme dans L'Étrange histoire de Benjamin Button ( The Curious Case of Benjamin Button, 2008, David Fincher, d’après une nouvelle de Francis Scott Fitzgerald), les « fameuses » productions Marvel avec un Samuel Jackson rajeuni dans Captain Marvel (Anna Boden, Ryan Fleck, 2019) ou dans le récent et raté Gemini Man (Ang Lee, 2019) avec l’insupportable Will Smith. Le problème est que Pacino (79 ans), qui rejoint enfin le clan mythique, De Niro (qui garde la même corpulence jeune ou vieux), ayant présenté le projet à Marty comme Raging bull (1980) en son temps où le réalisateur était au fond du trou, et Pesci (76 ans, ce dernier ayant dû se faire longtemps prier) semblent brûlés comme des homards au soleil de Floride. Bobby, en grande partie avec son visage de constipé, tout en tronche plissée, indiquant les cruels dilemmes, les nombreuses tensions ou tempêtes sous le crâne de Sheeran l’irlandais, a une lueur étrange dans les yeux, augmentée par l’effet des lentilles bleues. Il est tout de même plus reconnaissable que dans Joker (Todd Phillips, 2019), proche de La valse des pantins (The King of Comedy, Scorsese, 1982). Tel Saint-Denis, les visages sont détachés des corps. Bref un procédé qui fera rire dans quelques années. « Je pourrais rallonger ma carrière de 30 ans », énonce Bob De Niro dans un sourire.

      C’est l’histoire du criminel de Philadelphie, Frank « The Irishman » Sheeran, et son rôle décisif dans la mystérieuse disparition en 1975 de Jim Hoffa, patron du syndicat des Teamsters acoquiné avec la mafia. Le scénariste Steven Zaillian a adapté le best-seller de 2004, I Heard You Paint Houses, J’ai tué Jimmy Hoffa de Charles Brandt, l’avocat du syndicaliste - ce qui remémore, par exemple, le principe de Le mystère Von Bulow (Reversal of Fortune, B. Schroeder, 1990 d’après le livre de l’avocat Dershowitz). Par la même occasion, l’assassinat des Kennedy est résolu comme une évidence, loin d’Oliver Stone (JFK, 1991). Il s’agit en effet d’une fresque, sur un ton à la Ellroy, sur les crises de maturité d’une démocratie, qui a perdu son innocence, en permanente construction soit la deuxième partie du XXe siècle. D’où l’évocation de Castro, du Watergate et, évidemment, de la collusion de la politique et de la mafia. Scorsese au XXI e siècle nous propose un film archéologique décisif qui nous indique d’où nous venons avec le règne de la rex et pax americana. Nous retrouvons la Little Italy de New York de l’enfance de l’asthmatique Marty, présente depuis Mean Streets (1973) avec Edward Hopper en grande inspiration picturale. Le rôle, d’abord secondaire, de De Niro rappelle l’ambiance du quartier new-yorkais de Il était une fois le Bronx, A Bronx Tale, 1993. Dans The Irishman, nous retrouvons avec délectation les petits bouis-bouis italo-américains ou repères de la pègre, les restaurants cossus avec les tractations en arrière-salle. L’odorat est suggéré avec quelques scènes de cuisine que la longueur du film (3h29) permet d’exposer comme une madeleine de Proust - qui était, originellement, du pain grillé. Le particulier, voire le singulier rejoint l’universel, selon la grande leçon de Faulkner. Voix off d’une voix brisée de la conscience malheureuse, découverte émerveillée de la pègre, meurtre originel, violence, amitié et fraternité donc loyauté, montée en grade, grandeur puis trahison, malhonnêteté, devoir, impossibilité de choisir son destin, décadence, constat d’une vie ratée, notamment du côté du privé, faillite émotionnelle, voilà un mouvement shakespearien, tant capté par Welles, qui clôt la trilogie Les Affranchis ( Goodfellas, 1990), Casino (1995). Et tout ceci avec une fluidité que Scorsese souligne dans son costard bleu électrique : « Il s’agit d’une structure solide avec de l’improvisation dedans ».

      Loin de glorifier la mafia, comme Scorsese en fut accusé, comme De Palma avec Scarface (1983), elle se révèle pathétique. Car le génie de ce long film, où Scorsese peut enfin s’exprimer pleinement, c’est de mélanger et renouveler road trip / road movie ou axe spatial et fresque historique ou axe temporel avec force flashbacks et mise en abymes shakespearienne avec flashbacks de flashbacks. C’est le côté proustien du Temps de l’innocence (The Age of Innocence, 1993 d’après le roman brillant, prix Pulitzer, d’Edith Wharton, finalement son film le plus violent) et les dernières séquences pathétiques duTemps retrouvé à la fin de 2001, l’odyssée de l’espace ( 2001 : A Space Odyssey, 1968) ou Barry Lyndon (1975) de Kubrick. Bref, il s’agit d’une méditation, plus nostalgique que mélancolique (quelle trace laisser ?), drôle parfois (le choix d’un cercueil et l’escroquerie du marché funéraire) sur le vieillissement et la mort. Nulle rédemption ici. C’est son film fleuve, son œuvre-monde, son Il était une fois en Amérique (Once upon a time in America, S. Leone, 1984), son Le Parrain 1,2 et 3 (The Godfather, F. F. Coppola, 1972, 1974, 1990, prix Lumière 2019). Si Visconti n’a pas réussi à tourner son Proust, Scorsese a réussi le sien avec son prisme.

      Outre des dialogues trop longs comme dans Les Affranchis ( Goodfellas, 1990 ; je songe à la scène où dans le resto, Pesci se vexe et joue tout en jonglant sur un seul mot) repassés à la moulinette de Tarantino, restent quelques scènes piquantes. Frank Sheeran (De Niro), fraîchement reconverti en tueur à gages après avoir participé à la deuxième guerre mondiale, jette un revolver ayant servi à un assassinat dans la rivière qui traverse Philadelphie. Un plan sous-marin nous montre l'arme couler au fond du fleuve, pour venir s'entasser sur des centaines d'autres armes rouillées, jetées par d’autres gangsters, après de multiples assassinats. Si l’effet spécial est un peu grossier (prix des effets spéciaux Hollywood Film Awards 2019 ; la froideur de l’image remémore Hugo Cabret, Hugo, 2011), les rires sont assurés. En écho, plus tard dans le film, ce sont des taxis qui sont immergés dans la même rivière. Ici, effets visuels assurés. Lorsque Frank revient à la maison pour apprendre que l'épicier local a «poussé» sa fille préférée, Peggy, il vient, emporté par ses passions, le corriger. Ce sera pourtant le début du fossé qui va miner Frank : mafia vient de figlia, « non toccare ma figlia » (« ne pas toucher à ma fille ») selon un code éculé. Frank rencontre son mentor sur le fait de repeindre des maisons. Ici Scorsese repeint la toile : il réinvestit son genre préféré, qui lui colle, à l’insu de son plein gré, comme un shrapnel, pour offrir une nouvelle synthèse cinématographique (bande son/image, dilatation du temps, dont les ralentis, et séquences rythmées), une vraie leçon.