Une question de Laurent Zimmermann, une réponse de Jean-Marie Gleize

Les Incitations

20 nov.
2018

Une question de Laurent Zimmermann, une réponse de Jean-Marie Gleize

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Une question posée à Jean-Marie Gleize

 

 

Cher Jean-Marie,

 

Je viens de rendre compte, ici même sur Sitaudis, de ton très beau Trouver ici. Et il y a une question que je voudrais te poser. Bien sûr, je pourrais le faire en privé, par email, mais si je la pose publiquement – je te demanderai quand même avant si tu acceptes ce principe, de poser la question publiquement, sinon cela n’a aucun sens – c’est parce que, je crois, elle nous concerne toutes et tous. Toutes celles et tous ceux qui se préoccupent du contemporain, de ce qui peut se dire et s’écrire aujourd’hui qui ne soit pas vain mais au contraire, autant que possible, nécessaire et capable de changer quelque chose dans le réel.

 

La question que j’ai à te poser est massive, certainement, trop massive. C’est pour cette raison sans doute qu’on ne la pose pas. Pourtant pour ma part je voudrais essayer de le faire. Même si je n’y arrive pas, ou mal, ou pas comme il faudrait. Je voudrais avoir au moins essayé.

 

Mais tout d’abord, je voudrais partir d’un constat. On le sait, et je n’y reviens pas, parce qu’à mon avis justement il est peut-être important de ne pas y revenir, je veux dire, de revenir tout le temps à ces coordonnées, l’opposition entre lyrisme et littéralité a structuré, au moins au plan théorique, le champ de la poésie contemporaine à partir, disons, des années 90 du 20esiècle, peut-être avant même. C’était un feuilleton, avec ses anecdotes, ses côtés comiques parfois, ses exagérations certainement, mais aussi et surtout, les enjeux décisifs auxquels il répondait. Ta place dans ce partage, et la manière dont il a réellement éclairé le champ poétique, et permis de mettre en avant des œuvres qui sinon auraient été effacées parfois, ou n’auraient pas pu se déployer, était essentielle. Du reste, cela continue. Tu as toujours fait preuve d’une force à la fois pour transmettre, et pour penser le contemporain.

 

Alors, mon constat. Il est assez simple : il s’agit de la manière dont tu attaques le lyrisme, et fais du lyrisme le nom de ce qu’il ne faut pas faire, de la « poésie-poésie », de la « poésie en sachet » écris-tu dans Trouver ici, en somme de la complaisance et du refus du réel.  Il y a, écris-tu, un « stupéfiant lyrique ». Et tu lui opposes un « réalisme brutal ». Sur ce point, tu es radical, et constant. Je cite Trouver ici, mais je pourrais citer bien d’autres textes de toi que j’ai lus au fil des années, et certains que je relis souvent.

 

Il arrive, nous le savons, que des gens t’en veuillent pour cette position. Ce n’est pas mon cas. Lorsque je lis des attaques contre le lyrisme dans tes livres, non seulement elles ne me gênent pas, mais je les comprends parfaitement. Parce que je vois bien ce que tu attaques : une certaine complaisance dont personne ne peut dire en toute bonne foi qu’elle n’existe pas, ni même, qu’elle n’est pas dominante dans des pans importants du champ poétique contemporain. Et puis, déjà, dans le « disque court courant », comme disait Lacan. Je suis enseignant, et je vois bien comment, trop souvent, pour certains étudiants, le mot de poésie est synonyme d’épanchement, avec l’idée qu’il suffit de parler de ses malheurs ou de ses bonheurs pour « faire de la poésie ». Donc pour ma part je n’ai jamais eu le moindre problème avec cette manière dont tu attaques le lyrisme.

 

À côté de cela, et je ne crois pas qu’il y ait là une contradiction, le lyrisme reste pour moi une dimension importante de la poésie. Je crois au lyrisme. Alors, bien sûr, tout est une question de définition. Le problème est de savoir de quoi on parle. L’idéal, ce serait d’arriver à distinguer deux lyrismes, ou deux pratiques de la poésie qui se réclament également du lyrisme mais qui sont très différentes. Seulement, aucun des termes que je trouve pour dire cela ne va tout à fait. On pourrait distinguer, par exemple, un lyrisme du moi et un lyrisme du je. Le lyrisme du moi serait le lyrisme comme complaisance, comme manière de jouer des coudes pour se mettre en avant et reconduire la tranquillité d’une situation où l’on sait très bien dès le départ ce que l’on est, ce que sont les autres et ce qu’est le monde. Avec ce lyrisme du moi, tous les sarcasmes sont permis, pourrait-on dire, tant il est vrai que si la poésie n’est que cette complaisance, alors, elle est peu de chose. Mais il y a aussi un autre lyrisme, donc. Peut-être le vrai lyrisme, le seul, celui qui vaut. Un lyrisme du je, ai-je dit, tout en précisant que la formule n’est pas tout à fait satisfaisante. C’est un lyrisme qui, s’il engage un à partir de soi, entraîne qui s’y livre non pas dans la complaisance, mais dans l’emportement d’une question, d’une suite de questions, y compris jusqu’à la destruction du je. L’un des pôles extrêmes de ce lyrisme, ou d’une des manières de le penser, serait les textes des mystiques, qui n’écrivent pas pour allumer la poursuite sur eux-mêmes, mais pour se perdre, pour prendre le risque d’aller plus haut, plus loin, que ce qu’ils sont en commençant à écrire. Il peut y avoir dans ce lyrisme une part de « stupéfiant », dans l’emportement, la vitesse, la répétition, mais ce n’est pas le calme stupéfiant qui permet de reconduire la complaisance, c’est au contraire le stupéfiant qui permet de sortir de soi, de risquer, à partir de soi, totalement autre chose.

 

Je l’ai dit, lorsque je lis dans tes livres des attaques contre le lyrisme, cela ne me gêne jamais, au contraire. Parce que je sais – ou du moins j’en ai l’impression – que ce n’est pas le lyrisme dont je viens de parler que tu attaques. Donc la question que je voudrais te poser, elle n’est évidemment pas contre toi, mais avec toi.

Cette question n’est pas seulement trop massive, elle est aussi naïve, j’en ai bien conscience. Mais je voudrais la poser quand même.

Voilà, dans ce que l’on peut appeler la modernité, ou la tenue moderne de la poésie dans le contemporain, le temps ne serait-il pas venu de faire droit aussi à ce lyrisme, le seul qui vaille, le seul qui compte vraiment ?

Les exemples seraient nombreux. Dans les Élégies d’Emmanuel Hocquard, pour prendre l’exemple d’un très grand poète identifié comme faisant partie du "camp" littéraliste, pour ma part j’entends, je lis ce lyrisme. Et dans d’autres livres d’Emmanuel Hocquard également. Dans certains des vidéopoèmes de Pierre Alferi, tout autant – par exemple Tante Élisabeth, ou Elvin Jones. J’entends, je lis ce lyrisme dans une des grandes œuvres de la poésie contemporaine à mon sens, le diptyque – c’est moi qui dit « diptyque », je ne sais pas si l’auteur serait d’accord – formé par Mes amis mes amis et Dans ma prairie de Frédéric Boyer. Je pourrais donner encore d’autres exemples, justement du côté de celles et ceux qui ne sont en rien soupçonnables de complaisance anti-moderne, du « ron-ron » (Ponge) qui reconduit une pratique poétique sans enjeu et « en sachet » comme tu le dis.

 

Ma question serait donc : comment faire droit, comment donner une place à ce lyrisme ? Serais-tu d’accord avec l’idée qu’à côté des attaques nécessaires, justifiées, contre le lyrisme complaisant, facile, et qui n’appelle qu’à se détourner du réel et des questions qu’il pose, il faudrait peut-être aussi laisser une place, théorique, pratique, à cet autre lyrisme dans le contemporain ?

 

Je comprendrais que tu ne veuilles pas répondre. Tout simplement parce que personne n’est hors point de vue. Pour arriver à dégager des enjeux intéressants, à mettre en place une pratique qui compte, il faut faire des choix décidés, et les tiens le sont. Dès lors, peut-être que la question que je pose n’est tout simplement pas ta question, non que tu y sois hostile ou que tu la refuses en tant que telle, mais parce que ce n’est pas l’angle d’attaque, disons, que tu as choisi par rapport au contemporain. Cela me semblerait tout à fait compréhensible, et justifié, je le dis sincèrement.

 

Mais dans le cas contraire, voilà, je la pose, cette question, trop massive, trop naïve.

 

Bien amicalement à toi,

 

Laurent

Réponse de Jean-Marie-Gleize

 

 

 

Cher Laurent,

 

c’est vrai que cette question « lyrisme » vs « littéralité » est sans doute (et même certainement) derrière nous, assez loin. Mais elle est restée présente à l’esprit de beaucoup, elle a laissé des traces, comme on dit. Avec aussi pas mal d’incompréhensions ou d’interprétations déviées, ou de malentendus, de sorte qu’il n’est peut-être pas inutile de rappeler quelques éléments simples concernant ce petit dossier. J’entends ton inquiétude à ce sujet, elle est pour moi significative des effets produits par les formulations réductrices auxquelles ce débat a donné lieu (et dont je suis un des principaux responsables). Il faut rappeler tout d’abord que cette formulation condensée s’est imposée dans un contexte essentiellement polémique. Au tournant des années 80, à la faveur d’un reflux massif des idéologies et pratiques néo-avant-gardistes qui avait dominé la double décennie des années soixante et soixante-dix, s’est en effet manifestée une forte vague « restauratrice » mettant en avant la nécessité d’un retour à l’ordre lyrique, à la reconduite de la poésie dans son lit naturel (après une séquence perçue et présentée comme formaliste et inféconde). A cette ambiance « re-poétique », ou néo-lyrique, se sont alors opposées toute une série de revues, comme Nioques, Java, Poézi prolétèr, etc. entendant signifier que si l’héritage expérimental et critique des années antérieures (et de la tradition des avant-gardes dites historiques) devait donner lieu à examen et réévaluation, il n’était en aucun cas question de  faire comme si rien n’avait eu lieu et comme s’il suffisait de se réinstaller benoîtement dans ce que Ponge avait appelé le « manège ». Poursuite, donc, de l’innovation formelle, soutien affirmé aux écritures de recherche…Dans la mesure où désormais le temps n’était plus des pôles hégémoniques, des manifestes dogmatiques ou des théories d’ensemble, et où la scène poétique semblait de plus en plus émiettée, ou pulvérisée, il a pu nous sembler utile de proposer, chemin faisant, un minimum de références théoriques à ce qui alimentait la Querelle, et puisque « néo-lyrisme » il y avait, la notion de littéralité (et ses corrélats : objectivité, neutralité, atonalité, réélisme..) a fourni comme un « cadre » provisoire aux discussions en cours. Il va de soi, mais peut-être en effet vaut-il mieux le dire, qu’il y avait dans notre esprit lyrisme et lyrisme, et que dans la formule « lyrisme et littéralité » (qui a été longtemps le titre de mon séminaire à l’ENS de Lyon) le « et » n’indiquait pas nécessairement une opposition. Pour m’être beaucoup consacré à la lecture et à l’enseignement de Victor Hugo, je sais que le lyrisme est moins une question de moi qu’une question de voix (de tressage des voix), et que ces voix ne sont pas simplement « intérieures », mais celles de la Société et celles de l’Histoire et que le lyrisme ainsi entendu (en ses sources vives) est par définition poétique-politique. Et que la poésie dont il disait (VH) qu’elle est « tout ce qu’il y a d’intime dans tout », a éminemment affaire à la réalité objective, à toute la réalité, visible et invisible, et avec ce qu’il m’arrive d’appeler « la musique de tout » (une fois effacée la musique surajoutée des prosodies conventionnelles). Invitation à écouter « l’inouï » (Rimbaud), le silence (John Cage), le lyrisme objectif du réel…Pour le dire en souriant : deux des poètes sur l’œuvre desquels j’ai le plus longtemps travaillé, et qui sont à certains égards, en apparence en tout cas, sur deux bords opposés du torrent, Anne-Marie Albiach et Denis Roche, peuvent être dits l’un et l’autre exemplaires du littéralisme lyrique, voire ultra-lyrique, tous les deux habités par l’enthousiasme érotique, l’une sur le mode de l’explosion baroque, l’autre sur le mode du montage hétérogène et de la construction photographique. On ne saurait mieux dire qu’il faut d’une certaine façon « oublier » certaines facilités finalement assez scolaires, et s’acheminer ensemble dans le bruit neuf.     

 

Amitié,

 

Jean-Marie