aérogramme de Frédérique Guétat-Liviani par François Huglo

Les Parutions

30 oct.
2023

aérogramme de Frédérique Guétat-Liviani par François Huglo

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aérogramme de Frédérique Guétat-Liviani

Voici « un livre écrit à partir d’un film ». C’est plus rare que l’inverse. Mais le film, de Marin Karmitz, alors maoïste « comme pas mal d’enfants de bourgeois », s’appelle Camarades, et le livre de Frédérique Guétat-Liviani aérogramme. Du militaire au militant, le mot camarade, qui a d’abord désigné une chambrée de soldats, fait masse : Révolution française, soldats de Napoléon, Révolution russe, partis politiques de gauche. L’aérogramme, au contraire, est une feuille volante dans tous les sens du terme : son bord gommé permet de plier la lettre et de coller ses bords pour l’utiliser comme enveloppe, qui voyagera par avion. Esprit de corps et de classe d’un côté, semelles de vent de l’autre, bien que sous le titre « Mon camarade » Jean-Roger Caussimon ait chanté l’amitié entre deux vagabonds. D’un côté la moustache de Staline brandie par Mao, de l’autre celle de Brassens : « Je suis d’la mauvaise herbe, braves gens, braves gens / Je pousse en liberté dans les jardins mal fréquentés » ? Le mauvais sujet de Georges se demande « pourquoi, bon Dieu / Ça vous dérange que j’vive un peu », et la sœur du héros de Frédérique écrit à son frère fantôme : « ton écriture et ta vie n’ont pas pesé bien lourd sur le monde (…) je t’assure tu n’as pas fait que naître ».

           Luc, le héros de Frédérique, n’occupe que 32 secondes sur les 4800 (80 minutes) du film. Il « disparaît vite de l’écran » comme de l’usine et du monde. Le montage du film renvoie à la chaîne de montage. Le mode d’écriture du livre s’en souvient quand il est question de Yan : « les contremaîtres chronomètrent / plan sur l’usine plan sur l’horloge les hommes marchent ». Alternent Yan qui « ne veut pas travailler aux chantiers » de Saint-Nazaire mais qui « se fond dans les images de la chaîne », et Luc, issu lui aussi d’une famille d’ouvriers, mais qui s’en va, et dont on perd la trace. Il apparaît sous forme de courrier écrit de Grenoble, de Saint-Nazaire, de Rome, d’Amsterdam, de Grèce, de Turquie, d’Iran, d’Afghanistan, du Népal, de Goa, à sa grand-mère, à sa mère, à ses sœurs : « 46 traces écrites pour seule preuve d’une existence ».  

           Faut-il, à travers Yan et Luc, opposer le prolo au beatnick ? Certainement pas. Ils divergent à partir d’un tronc commun. Quand Yan dit « je veux pas rester ici », c’est sur fond d’une chanson qui dit « nous avons peur et nous restons ». Ils n’incarnent pas davantage l’opposition entre prolétariat et lumpenprolétariat, « lie d’individus dévoyés de toutes les classes » selon Engels qui le qualifie de « racaille (…) absolument vénale et importune », alors que Marx ne voit qu’une « pépinière de voleurs et de criminels » chez ces « rôdeurs, gens sans aveu et sans feu ». Hugo, non cité dans le livre, serait plus nuancé : l’horrible couple Thénardier peut engendrer la grâce d’une Éponine, celle d’un Gavroche. Et une pièce non retenue des Chansons des rues et des bois, « Les Tuileries », que Colette Magny a mise en musique et interprétée, fait dire à « de joyeux bandits » : « Nous vivons sans gîte / Goulûment et vite / Comme le moineau / (…) / Nous avons l’ivresse / L’amour, la jeunesse / (…) / Nous faisons des songes / Pour la liberté ». Cela ressemble au Luc de Frédérique.

           La frontière est-elle si nette entre « dévoyés de toutes les classes » (Engels) et conscience de classe, appartenance de classe ? Yan ne peut s’empêcher de voir des personnes plutôt que des entités : « sous un grand portrait de Karl Marx », il raconte « ce qui s’est passé durant la convocation ». Au militant qui dit « ton vrai ennemi c’est pas le chef, nos vrais ennemis ils sont plus hauts ce sont les patrons », il répond « moi je subis le chef, le patron je le connais pas ». Le militant prend un livre de Lénine, qu’il cite : chacun « doit consacrer cinq minutes aux réformes et vingt-cinq à la révolution imminente ». Yan lit Marx dans sa chambre et prend des notes. Luc, incarcéré trois fois « pour vol violence et ivresse » (« c’est de ma faute et je ne me plains pas », écrit-il à sa mère) lit Candide en 1966. À Rome en 1970 il dit aimer Rimbaud. Après sa disparition en Inde en 1972, ses sœurs lisent Journal du voleur et Les bonnes, car leur frère leur a dit « vous ne pouvez pas continuer à vivre comme ça, sans lire Genet ». Leur mère dit « y’a pas que Genet dans la vie ». Il répond « oui mais il y a Genet et il faut le lire ». Les livres sont nomades, nous font nomades, plus près de l’aérogramme que des camarades.

           Il y a du Luc chez Yan, quand il dit « mes copains, ils travaillent quatre à cinq mois par an. Dès qu’ils ont un peu de fric, ils partent en stop en Hollande ou en Italie, ils reviennent quand ils sont fauchés ». Il y a du Yan chez Luc, qui garde un sur-moi ouvrier (et féminin) quand il écrit à sa grand-mère « je vois que la famille se détourne complètement de moi. Je vous comprends et ne vous en tiens pas rigueur ». Il y a du transfuge de classe chez Engels, chef d’entreprise, et chez Marx, fils d’avocat et mari d’une aristocrate (lui non plus, ne voulait pas travailler, seulement lire et écrire). Il y a du communard chez Rimbaud, et du militant politique chez Genet, à Paris avec les immigrés algériens et marocains, aux États-Unis avec les Black Panthers, en Jordanie avec l’Organisation de Libération de la Palestine. En peu de pages, les portraits et récits croisés par Frédérique Guétat-Liviani interrogent sur les liens entre individuel et collectif sans sacrifier l’un à l’autre, sans manichéisme ni assignation à  résidence, sans réduction du concret à des schémas économiques ou sociologiques ni croyance bourdivine en une reconduction magique de l’ordre social à travers des structures inconscientes. Jamais n’est perdu de vue l’« effacement des corps qu’aucune famille politique ne viendra réclamer ».

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