D'où ça vient, d'Alexis Pelletier par Patrick Beurard-Valdoye

Les Parutions

07 avril
2023

D'où ça vient, d'Alexis Pelletier par Patrick Beurard-Valdoye

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D'où ça vient, d'Alexis Pelletier

 

 

La commune du corps et du cri

 

Un soir à Zurich, Hugo Ball déclama le fameux Gadji Berri Bimba, en vers sans mots, ou en mots "non corrompus" par les esprits belliqueux. Il en conçut la "performance" pour la scène dadaïste, prélude comme on sait, à un pan des arts poétiques du XXème siècle. Or, ce moment bouleversa le poète. Inquiet, ignorant comment terminer sa "performance", il fut traversé du désir de proférer sur un mode de liturgie chrétienne primitive inconnue de lui.
À partir de cette catharsis, Ball peu à peu se détourne de Dada, hanté par cette expérience, et par l'urgence de cette question : D'où c'est venu ?
Il trouve un début de réponse à cette cryptomnésie, lui le catholique latin, dans les textes de trois figures du catholicisme byzantin, surtout chez Symeon le Stylite. Parallèlement, notant en octobre 1916 : "Partout le désespoir d’un monde privé des dieux et qui se cramponne à la phraséologie classique", il esquisse peu à peu une pensée du langage théologique et politique. Influencé d'abord par Carl Schmitt, il bifurque au contact de ses deux voisins bernois du moment, Ernst Bloch et Walter Benjamin. Cette troïka fonde les bases d'une approche du langage qui n'est ni discours d'emprise, ni d'objectivation autoritaire.
Dans ce sillage inquiet, et selon des enjeux formels autres, se situe D'où ça vient, le poème en vingt stances d'Alexis Pelletier. Un livre bâti d'un gradient entre deux bornes : d'où ça vient, à un bout ; tout arrive, à l'autre bout. Un art de la langue, politique, quasi théologique, interrogeant avec humour les sources de l'énonciation et son lien au désir.

a ) Est-ce qu'un poème peut relever du discours ? Oui, dès lors qu'on le considère aussi sur le flanc de la rhétorique, à laquelle toutefois – nous enseigna Verlaine – on aura tordu le cou. C'est-à-dire, au présent, une fois éradiquées la vocation de conquête ou de séduction, comme la volonté d'assujettir par les mots, corrompus, "défaits par celles et / ceux qui trichent systématiquement avec."
Je qualifierais ce poème d'homélie civique. Il faudrait pour cela s'abstraire du sens étroitement religieux et souvent péjoratif du terme. Et se rappeler que l'étymologie du mot renvoie à ensemble. La parole n'est pas démonstrative, elle questionne où chacun*e peut se situer, en un commun retrouvé. Écrire, lit-on, "pour tout / arrêter de cette farce qui n'exprime / rien de la vérité ou de l'étrangeté tout / autour rien qui puisse se partager".  Une homélie sans intention moralisatrice, comme l'auteur l'affirme en fin d'ouvrage : "Mon poème comme un manuel de morale / ça ne tient pas longtemps voire / ça le fait pas". Un poème homélique et paradoxal, où le corps parle, en train "de toucher à / une vérité qui se passe / hors du mot".
Et s'il s'agit donc de discours – d'une parole en vers qui ne relèverait décidément pas de la balistique verbale – il faudrait en qualifier sa clarté. Elle est parfois appelée, en de rares moments d'apaisements espérés, où les mots seraient sans ombre. D'une certaine façon, les stances qui architecturent ce poème sont claires. Chaque strophe, plutôt fluide et continue, "se comprend bien". Si l'on concède toutefois de lire sans la guinde de la vieille ponctuation issue de l'imprimé royal, que Mallarmé autant qu'Apollinaire déjà avaient supprimée. Donc un poème à lire à haute voix.
Est-ce pour autant l'expression de la récurrente clarté française (voir à ce propos l'excellent article de Philippe di Meo) tant appréciée par les administrateurs de langue fonctionnelle ?
Ici cette clarté de l'énoncé est un leurre. D'une part, elle est au service de l'énigme, restée question ouverte. Qu'y a-t-il au début des mots ? Avant les mots ? Au bout des mots ? À la place des mots ? Et comment viennent-ils à moi ? La position éthique de l'auteur, non sans ironie, est invariable : "Je ne sais pas", d'autant qu'Alexis Pelletier connaît ses classiques, et ses collègues, qu'il convoque et salue.
D'autre part, se mêlent et se conjuguent différents registres de discours, souvent réputés inconciliables : amoureux ; politique ; poïétique ; climatique. L'on peut croiser dans la même stance ces multiples registres. L'auteur, qui ne s'y trompe pas – ni ne nous trompe –s'affronte à la complexité, à laquelle beaucoup de poètes responsables se heurtent durement : "être balancé avec les mots dans le mur où ça / saigne". Il va même – à rebours de l'époque – jusqu'à chanter l'utopie : "Babel est aussi une chance / et ne pas comprendre c'est / la chance du multiple."
C'est qu'en plus, un mot peut en cacher un autre, selon des liens de sens qui échappent parfois aux lois de causalité. Le principe poétique qui tend à amplifier l'état émotionnel, place qui écrit – ou qui lit – en présence d'un savoir préexistant, concernant des faits qui ne sont pas encore sus de façon consciente.
Et comment restituer quelque chose du monde en ces temps de frustration, par des outils de surcroît défaillants, dont certains aux mains et à la bouche des vendeurs de mirages ? Les dénommés "sinistres des pouvoirs". Pour caractériser l'époque, Pelletier oscille entre "étrange", où s'inscrit durablement la peur, et "tragique", où certaines forces suscitent l'effroi. Encore faut-il préciser que cet opus est dans la continuité des précédents (neuf livres chez Tarabuste notamment). L'ouverture majeure réside dans cette incondition humaine, qui constitue le titre et l'objet d'étude de la plus ample et dernière stance, et qui fut du reste un temps le titre du livre. Une notion qui s'adosse au dépassement, au lâcher-prise et à l'amour.

b) Peut-on mettre du politique dans un poème d'amour ? Oui et réciproquement. Souvent un poème d'amour voile son soubassement politique, de même que L'origine du monde est, par essence, tableau politique – une raison pour laquelle les historiens d'art français n'ont rien osé écrire sur ce Courbet pendant 125 ans. Alexis Pelletier explore comme il se doit l'éros de la langue, "à chercher ce qui se cache dans un mot / et d'où ça vient / et ce qu'il en est du sexe en eux".
Parmi les exemples classiques où désir et considérations politiques se côtoient, il y a le Fou d'Elsa, qui traverse D'où ça vient. On le croise d'abord en référence à l'inquiétude du poème Les mains d'Elsa – celles d'Elsa bien entendu, quoique d'un poème du Medjnoûn Elsa. Ensuite, il y a ce tercet d'Alexis : "J'adore ce qui brinquebale dans la phrase / précédente comme si tout pouvait continuer / avec une faute de grammaire". Écho savant au fascinant début du Fou d'Elsa : "Tout a commencé par une faute de français". Et d'ailleurs, ce vers de Pelletier : "exclusivement toi pour réinvestir le collectif" ne relève-t-il pas d'une utopie colorée aux parages des teintes "aragonaises" ? Le fou d'Elsa, un repère parmi d'autres, que Pelletier toutefois entend bien tenir à distance, inscrit dans les années soixante de la poésie française : "tu sais le vers est une unité respiratoire / avant d'être ce qu'on mesure".
Autre exemple de l'ingérence du politique dans le poème d'amour cher à Alexis Pelletier, le Canzoniere de l'exilé Pétrarque, amoureux de Laure. Voici que dans un sonnet sa nef passe, avec au gouvernail son grand ennemi puissant.
On se souviendra enfin du : "cra cracher sur vos nations" et de ce : "passi pissez sur le pape" qui mènent à : "je t'aime passio passionnément" dans Passionnément, que Ghérasim Luca présentait en poème d'amour. Auquel justement, Alexis Pelletier adresse un clin d'œil dans les derniers vers de son ouvrage : " Un monde limité à / quelques mots passionnément / je t'aime / j'ai déjà lu ça quelque part".
L'occasion de souligner le parlando des poèmes au spectre élargi d'Alexis Pelletier, je dirais même – surtout lorsqu'on l'a entendu lire – leur dimension opéradique.

 

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