Didier Cahen, Contes d’avant l’heure par Anne Malaprade

Les Parutions

11 nov.
2021

Didier Cahen, Contes d’avant l’heure par Anne Malaprade

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Didier Cahen, Contes d’avant l’heure

            

             Contes des mille et une nuits, Contes philosophiques, Contes cruels, Contes de fées, Contes de la bécasse, Contes et légendes : la forme du conte ne cesse de se réinventer et de se métamorphoser, tant notre besoin de récit est impossible à rassasier. Didier Cahen  propose, aujourd’hui, des Contes d’avant l’heure regroupant trois ensembles poétiques constitués de séries de tercets regroupés trois par trois sur une même page.

            Il était une fois … un sujet, un peuple, une voix, un homme, un enfant. Cette dernière figure apparaît effectivement au cours des trois ensembles réunis. Dans le premier « L’enfant s’endort/Creuse les idées/Au beau milieu de la nuit », dans le second « L’enfant est là/Comme un point de rupture/Filant dans le travers », enfin il est celui qui « cherche/Le bleu profond », teinte qu’on ne trouve plus au ciel ni dans l’au-delà. Discrètement, celui-ci fait peut-être le lien entre La Vieille Amante, Un Rat de cœur et La porte ouverte. L’enfant et la neige, l’enfant du voyage, le peuple enfant, l’enfant d’hier, d’aujourd’hui et de demain : il est une figure vierge sur laquelle de multiples projections sont possibles. Il ne s’agit pourtant pas de fuir avec lui l’âge adulte et nos responsabilités, ni d’échapper à ce monde-ci, ou de le dépasser par des mots, des fictions ou des légendes dorées. Bien au contraire, il est question de faire sienne « La jeunesse de l’orage » afin de concevoir un monde dans lequel l’enfant, l’arbre et l’animal auront toute leur place. « Oiseau effarouché » et « sages animaux domestiques », « âne » et « rat de cœur », « chevaux » et « corbaux », « chien qui a perdu la tête » et « papillon blanc » constituent un bestiaire très fourni, alors que la présence humaine, elle, se fait de plus en plus rare. Anges, dieux et diables traversent également ces pages. Et pourtant « On ne sait plus/On ne sait rien/De ce qui nous protège ».

            Connaître, reconnaître, déplier les « vieux alphabets » certes, mais aussi « brise[r] le mur de neige », et donner forme au vide : les vers « suivent l’incertain » sans pour autant s’y soumettre, et témoignent de l’équivoque de toute chose, de tout être vivant, de tout fantôme, de toute mémoire. Le conte ne vise jamais à oublier ce monde-ci, ou encore à le sauver en le corrigeant par la réécriture propre à « la chimie de voyelles ». Il n’entend pas le regretter ni l’idéaliser. Il ne veut pas non plus le perpétuer. Contes d’avant l’heure, parce que l’heure, peut-être, est (à) la fin d’un certain monde, d’un univers improbable qu’on ne quitte pas pour gagner plus de certitudes. Si La porte ouverte est sans doute étroite, comme c’était le cas chez Gide, elle n’en reste pas moins vectrice d’une modélisation à venir dans laquelle les vents seront plus que jamais mobiles, porteurs et vivifiants. L’enfant laissait encore la porte entrebâillée dans le premier ensemble. Quand on s’approche des dernières pages du livre, le poète lance un coup de pied rageur dans la porte ouverte, et l’envoie au ciel. Désormais c’est en effet par le mur, droit au mur, via le mur qu’il s’agit d’avancer et de progresser. Et tout se passe dans le corps, plus que jamais incarné dans un ici et un maintenant qui veut se detourner du merveilleux et des promesses factices propres aux arrière-mondes.

            Ainsi, plutôt que de craindre les démons ou de pactiser avec Lucifer, « Les poètes jouent aussi/avec la main du diable ». Didier Cahen, lui, dialogue avec Dieu, le provoque et le met au défi, sans oublier d’évoquer la présence bienveillante des anges qui, peut-être, investissent désormais le corps et le cœur des bêtes, des animaux et des insectes. Ce menu peuple nous aidera-t-il à enfin concevoir ce chemin qui va « De l’au-delà vers l’ici » ? Le poète sème des questions en traversant un désert de sable et de neige : « Une cicatrice peut-elle émettre de la lumière ?/Les objets peuvent-ils glisser de la surface de la terre ?/Une épée de lumière peut-elle fendre un rocher ? ». Il sait aussi écouter les réponses suspendues des livres entrouverts — Bible, contes, légendes, récits d’aventure, épopées —, volant non plus le feu, mais emportant plutôt « Le coucher de soleil sous le bras » : l’expérience conduit à une joie d’autant plus précieuse qu’elle reste profane.

           

 

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