Étienne Jodelle, Comme un qui s’est perdu dans la forêt profonde par Tristan Hordé

Les Parutions

22 janv.
2023

Étienne Jodelle, Comme un qui s’est perdu dans la forêt profonde par Tristan Hordé

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Étienne Jodelle, Comme un qui s’est perdu dans la forêt profonde

 

Quand on évoque les poètes de la Pléiade, les noms de Ronsard et de du Bellay surgissent immédiatement, leurs œuvres sont aisément accessibles et qui est allé un peu au lycée reconnaît quelques vers des Regrets et le prénom d’une muse des Amours. Les œuvres des autres membres de la Pléiade sont presque toutes oubliées, on a longtemps appris à réciter à l’école le poème de Rémi Belleau « Avril, l’honneur des bois / et des mois (…) », mais qui lit encore, parmi d’autres, Pontus de Tyard, Jean-Antoine de Baïf ou Étienne Jodelle ?*. Jodelle (1532-1573) a eu le tort de ne rien publier de son vivant, c’est Charles de La Mothe, un de ses amis, qui a publié en 1574 le premier ensemble de sonnets, comme le rappelle Florence Delay. Agnès Rees a choisi les textes de ce Poésie/Gallimard à partir de cette édition et la langue du XVIe siècle présentant parfois de notables différences avec la nôtre elle a donné en fin de volume les explications nécessaires pour faciliter la lecture ; elle a également éclairé les allusions aux personnages et situations d’une époque bien lointaine pour le lecteur. Les sonnets sont majoritairement des alexandrins — c’est le premier du sonnet XXX qui a été retenu pour titre — cependant, pour quelques-uns Jodelle a retenu le décasyllabe.

 

Poète courtisan, comme beaucoup d’autres à cette époque, Jodelle ne s’est pas arrêté à un domaine thématique. Les sonnets amoureux, auxquels on peut joindre quelques sonnets érotiques extraits de sa « Priapée », sont fort nombreux ; ils sont adressés, comme il se doit, à une dame, pour l’essentiel à Claude Catherine de Clermont-Dampierre, veuve remariée avec Albert de Gondi, maréchal de Retz. Jodelle suit une des fortes tendances du temps, l’imitation plus ou moins affirmée de Pétrarque ; tout d’abord, l’amour commence par le regard, c’est la beauté physique qui séduit et saisit : « Soudain que par les yeux le cœur les (vos beautés) eut reçues, / Il n’a depuis rien fait sinon les adorer. » L’amour ainsi établi devient immédiatement exclusif, la passion est une, sans partage et sans limite dans le temps, « Plus tôt la mort me vienne dévorer, / (…) Qu’autre que toi on me voie adorer. » p. 45, v. 1 et 4) Enfin, dans la veine du pétrarquisme, si la dame se dérobe, l’amour ne peut s’accomplir et mieux vaut mourir ; ainsi dans cette chute d’un sonnet, « Mais si ces passions qui m’ont l’âme asservie, / Ne soulagent un peu ma misérable vie, / Vienne vienne la mort pour finir mes travaux. » (p. 42, v. 12-14). Ce fondement du lyrisme, toujours vivant, réunit les poètes à la Renaissance ; avec des formulations différentes, le couple Éros-Thanatos se lit aussi bien chez Jodelle, « Je vivais, mais je meurs » (p. 53, v. 1), que chez Scève, « Et dès ce jour continuellement / En sa beauté gît ma mort & ma vie. » (Délie, VI, v. 9-10). Ce qui distingue Jodelle, c’est peut-être la place dominante de la mort, l’opposition exaspérée entre amour et mort.

 

La Dame à qui sont destinés les sonnets prend pour Jodelle les traits de Diane chasseresse : c’est d’emblée mettre en avant un caractère peu séduisant ; on relèverait de nombreux vers où violence et cruauté caractérisent la déesse ; tu suscites, lui dit Jodelle, « la frayeur / Qu’on sent sous ta beauté claire, prompte, homicide ». L’amour lui-même porte une violence peu maîtrisable, destructeur peut-être parce que rarement vivable, vécu, « Amour vomit sur moi sa fureur et sa rage » (p. 41, v. 1), le "service" d’amour ne pouvant aboutir à une relation dans la réalité est d’ailleurs comparé au supplice de Sisyphe. La violence trouve à s’exercer dans le portrait d’une femme jugée laide et qui se croit belle : les deux premiers vers suffisent pour apprécier la verve de Jodelle, « Son poil tout hérissé et bien long le visage / Les deux yeux écaillés et un nez très puant » (p.99). Cet art de la critique qui sait mettre en valeur les aspects négatifs d’une personne ou d’un groupe s’exerce sans retenue dans les sonnets politiques et polémiques contre la nouvelle religion, le protestantisme ; elle ne fait qu’« imposer, piper, mal-dire, mal écrire, / Trafiquer, mutiner, chasser, meurtrir, brûler, / Du Prince les deniers et les villes voler «  (p. 146, v.11-13). Florence Delay relève dans d’autres sonnets des audaces formelles inconnues , par exemple, chez Ronsard. Dans ce choix, le lecteur repère très vite une manière d’écrire en juxtaposant une série de mots, dans les sonnets amoureux (« De mes ennuis, chagrins, regrets, fureurs, douleurs, / Langueurs, pleurs, et sanglots enfants de mes malheurs, (…) Je ne me plains », p. 58, v. 9-10) comme dans les sonnets polémiques (« Mais les félons qu’on voit pour nous mettre en misère / D’enflure, aguet, ravage, écume, horreur, passer / Tout Python, Sphinx, Harpie, et Cerbère, et Chimère » p. 149, v. 12-14).

 

On pourrait s’étonner du mauvais sort fait à Jodelle si l’on ignorait qu’il est un "oublié" parmi bien d’autres — il a été très vite hors de la Pléiade, trop solitaire, trop indépendant sans doute. « Il mourut misérable à quarante et un an, dans un deux pièces du quartier Saint-Paul », à Paris, nous apprend dans sa préface Florence Delay qui, par son empathie, donne envie de lire Jodelle et d’autres poètes de la Renaissance trop à l’écart aujourd’hui.

 

* Elles ont été éditées par E. Balma en 2 volumes (Gallimard, 1965-1968).

 

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