Façons de lire, manières d'être de Marielle Macé par Stéphanie Eligert

Les Parutions

14 avril
2011

Façons de lire, manières d'être de Marielle Macé par Stéphanie Eligert

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Une nouvelle fois, Marielle Macé touche du doigt un point essentiel du devenir de la théorie du texte. Déjà en 2006, avec le beau Temps de l'essai (livre documenté, précis et assez captivant), elle reprenait la théorie du texte à l'un des endroits où Barthes s'est arrêté : la tierce forme, l'essai roman ; même si elle n'y fait pas de propositions expérimentales, l'histoire qu'elle donne du genre de l'essai est quelque chose d'important et d'utile (surtout que - comme ici - elle a l'intuition des beaux corpus, et que ses livres sont de précieuses anthologies).

Aujourd'hui, son intuition touche encore juste avec ce livre dont voici un extrait de la quatrième :

« Il n'y a pas d'un côté la littérature, et de l'autre la vie. Il y a au contraire, dans la vie elle-même, des formes, des élans, des images et des styles qui circulent entre les sujets et les œuvres, qui les exposent, les animent, les affectent. Car les formes littéraires se proposent dans la lecture comme de véritables formes de vie engageant des conduites, des démarches, des puissances de façonnement et des valeurs existentielles. Dans l'expérience ordinaire de la littérature, chacun se réapproprie son rapport à soi-même, à son langage, à ses possibles et puise dans la force du style une esthétique ».

Mais précisons de suite que si l'on est mille fois d'accord avec le début - « il n'y pas d'un côté la littérature, de l'autre la vie » (convaincue que la théorie du texte ne peut plus inventer qu'à partir de là), l'opposition est en revanche radicale avec tout le reste de l'extrait où l'individualisme libéral sous-jacent à chaque syntagme (en particulier dans le passage « chacun se réapproprie son rapport à soi-même, etc. ») appellerait en particulier un débat immédiat.

(Et il y aurait tellement de discussions immédiates à mener - ou de décadrages théoriques sur des points a priori communs - que cette note ne parle que des 90 premières pages du livre (qui en comptent 280). J'en suis désolée, mais cette part importante de désaccords exige de prendre des petits morceaux de textes. Donc, ni immoralisme de la critique ni désinvolture car au contraire, on est en plein dans une situation existentielle de base pour les lecteurs. Est-ce que cela n'arrive pas à tout le monde de ne pas finir un livre ? Combien de lectures inachevées dans les bibliothèques « des gens » (et combien de livres dont on ne lit jamais que la première de couverture1 dans les librairies) ? Lorsqu'on ne va pas au bout de certains textes, c'est souvent parce que la quantité lue a été suffisante. Par exemple, celle-ci est si excitante que là, stop, on arrête et on commence pulsionnellement sa critique. Il faudrait un jour recenser et classer tous les motifs et effets de non lecture intégrale d'un livre, en analysant par exemple la manière dont ces lectures ont un « différentiel de prégnance » 2 particulier, une netteté caractéristique).

D'abord un extrait qui concentre sans doute l'essentiel d'une divergence sur la pratique de la théorie du texte :

« Proust décrit volontiers l'étagement coloré des multiples plans de conscience du héros, comme autant de tableaux superposés que le regard organise et doit trouver la force de traverser : « l'espèce d'écran diapré d'états différents que, tandis que je lisais, déployait simultanément ma conscience, et qui allaient des aspirations les plus profondément cachées en moi-même jusqu'à la vision tout extérieure de l'horizon que j'avais, au bout du jardin, sous les yeux » (I, 83). La lecture fait ainsi du lien avec le monde perceptif l'objet d'un effort inédit, une dialectique d'attachement et d'arrachement. Comme si le héros devait sans cesse traverser le grand portail sensible qui ouvrait La Recherche, cette alternance de directions contraires, de reconnaissance et de dépaysement [... ] qui plaçait toute l'œuvre sous le signe de la tentative, d'un labeur de la pensée qui doit se rejoindre elle-même au cœur d'un nouveau site perceptif » (page 46).

(Et de citer une crise d'angoisse du jeune narrateur au moment de dormir pour la première fois dans la chambre de Balbec, aux senteurs sexuelles grisantes de vétiver). Ensuite :

« Cette difficulté à retourner au monde extérieur est mise en scène, comme souvent chez Proust, sous la forme d'un poids, car à la différence du personnage de fiction dont notre esprit peut tenir ensemble les différents aspects, un être réel « offre un poids mort que notre sensibilité ne peut soulever » (I, 84). Force d'inertie, poids à soulever : le monde sensible est l'objet de gestes profondément renouvelés, compliqués par l'acte de lecture qui nécessairement nous y reconduit ». (Page 46)

Il y a quelque chose de très étonnant - et de significatif - dans la manière dont Marielle Macé commente ce bout de phrase (extraordinaire) de Proust. Alors que celui-ci est en train de faire couler un petit plan d'immanence parfait (on a presque la sensation qu'il s'agit de 4 ou 5 secondes d'un plan fixe façon Ozu), Marielle Macé y lit au contraire des « étagements », des « plans de conscience » différents, des « tableaux superposés », etc. Autrement dit, elle désarticule, défait l'unité charnelle de ce percept. Comment arrive-t-elle à déduire un « arrachement / détachement » de cela, et pourquoi ? Il semble que ça vienne de la classique habitude qu'a la critique universitaire de penser par champ lexical (soit d'arracher un mot à son contexte sensible et de ne le comprendre plus que sous un angle thématique et général) ; c'est donc le mot « écran » qui l'incline (la pousse ?) à ne pas sentir l'unité coulante du percept car elle l'entend dans le sens d'obstacle aveuglant alors que manifestement, dans le flux de l'écriture, Proust s'en sert comme d'un synonyme occasionnel, opportun de « moire » (cf. aussi RB). Et surtout, « phénoménalement », « l'écran diapré » lui permet de saisir ce que quiconque perçoit, lorsqu'il essaie de pousser à son maximum son acuité sensible : quand on lit et parvient à simultanément réfléchir le contact avec le texte et notre entour, la contiguïté de ces sensations, leur toucher se concrétise bien par une espèce de voile, de « gaze » (RB, encore).

(Je ne vois pas non plus en quoi ce bout de plan d'immanence dégage un « effort », une « difficulté à retourner au monde extérieur » et quelque chose de si lourd à soulever, de si « mort » que le narrateur n'y arrive pas. N'est-ce pas totalement l'inverse ? Quand on y réfléchit deux secondes, il est hallucinant de lire cela à propos d'une écriture qui est parmi celles ayant le moins de difficulté à décrire leurs plus fins contacts avec le réel. Là aussi, il faut interroger la tendance anti-nietzschéenne de la critique universitaire qui refoule la force d'un texte et, par conséquent, l'affaiblit, « diminue sa puissance » - au sens de Deleuze lisant Spinoza3.)

Enfin, si, oui, « La Recherche » offre bien « une phénoménologie complète de la lecture », une pratique barthésienne incline aussi à chercher le surplus, l'excédent et celui-ci, on le trouve dans un texte satellite de 1920, manifestement écrit « à la volée », en trois ou quatre heures, au milieu du torrent de La Recherche : c'est le décisif et magnifique « A propos du style de Flaubert ». Proust y fait une théorie en acte de la lecture - une théorie s'écrivant quasi exclusivement par percepts (les phrases de Flaubert lui font par exemple l'effet d'un « trottoir roulant »4), par une description radicale de ses sensations textuelles (le « et » et sa puissance tonale dans l'usage illogique, agrammatical qu'en fait Flaubert). D'une certaine manière, historiquement, Proust est le présocratique de la théorie du texte ; et si le moment est venu de penser la littérature dans la vie (ou dans « une vie »5), s'il s'agit maintenant de théoriser des morceaux de vie avec la littérature, il faut revenir à Proust exactement comme Nietzsche est revenu vers le Dionysiaque.

Mais pour cela - écrire une théorie du texte par percepts -, il faut se donner ; le « scripteur » doit, comme le narrateur, se vider de ses sentiments (dont on se fout) et n'être attentif qu'à ses sensations, la part la plus anonyme, la plus commune et la plus collectiviste de soi (ce qui faisait d'ailleurs dire à Barthes : « le sensuel est toujours lisible : si vous voulez être lu, écrivez sensuel »6). Oui, le percept, en plus de ce qu'il ouvre comme inventivité théorique, est populaire.

Là, nous glissons vers autre chose : le « terrain d'observation » que Marielle Macé s'est choisi :

« Je trouve mon terrain d'observation chez ces écrivains et ces penseurs, dont je considère sans discrimination les témoignages, les fictions, les décisions critiques, les souvenirs, les difficultés. Je les regarde comme des lecteurs, c'est-à-dire, un peu comme « n'importe qui » ». (Page 25).

Et pourquoi ne pas directement observer « n'importe qui » ? Il serait intéressant qu'un sociologue déduise des implicites du livre le contour social du lecteur supposé par Marielle Macé. Il semble que ce soit surtout un individu consommateur « retranché »7 dans le projet d'une « stylisation » de son existence (pp. 25 et 26). Quoique MM s'en dédise avec sincérité (« la critique littéraire combat ici [... ] les identités élémentaires, victorieuses et déjà accomplies du be yourself » - page 19), l'atmosphère individualiste dans laquelle elle se situe l'empêche de penser « le commun des lecteurs » (Woolf), et le fait que quelqu'un lisant « ne se réapproprie pas un rapport à son langage », il s'exproprie, se donne à l'écoute de la langue d'un autre et à la sensation de tous. Toujours est-il que l'auteure ne semble s'adresser qu'à des personnes en situation de loisirs privés et sécurisés (« retranchés »), un samedi après-midi - lorsqu'elles ont en effet un peu le temps de lire.

Car il y a aussi le reste de la semaine. Et l'une des « enquêtes » à mener d'urgence pour savoir ce que « la lecture fait aux formes ordinaires de la vie » (page 30), serait d'observer avec rigueur la manière dont la lecture - les textes - s'imbriquent sur les bords externes du temps de travail « des gens ». Combien de personnes lisent durant le trajet de leur travail, le matin et le soir ? Que se passe-t-il dans ces moments là ? Et surtout, à 9 heures 30, lorsque le livre est refermé, et que le flux charnel du texte continue à se tramer en eux et à en quelque sorte filtrer les relations avec leur milieu de travail (rapports aux hiérarchiques, à la « normativité interne de l'entreprise »8) ? Il faudrait prélever cette éphémère surimpression littérature / travail, et la radicaliser.

(Il y aurait beaucoup d'autres petites choses à dire comme sur la formule on ne peut plus bizarre de « coût perceptif », page 91: MM ne s'y étend pas, mais l'on comprend que les psychologues qu'elle cite désignent ainsi ce qui se passe pour le sujet lorsqu'il perçoit une différence - donc, quand il a un percept. Bien, admettons qu'un percept ait un coût et que je l'achète, qui encaisse la somme ? De quelle nature est l'entreprise à qui j'achète ce service de percept ?).

Enfin, quel que soit le degré de mon opposition, ce livre est un vrai beau livre car il reconduit en permanence l'ardeur de son obsession, l'immanence du lire, et l'excitation éprouvée à enfin la penser.




1 Barthes proposait d'en faire une catégorie de livres, un type précis de lecture (dans un texte publié probablement entre 1975 et 1977).
2Quelque part dans Le Neutre, Barthes écrit cela à propos du mot « été ».
3Voir l'éblouissant Spinoza, philosophie pratique de Gilles Deleuze, Minuit, 1981.
4« Et il n'est pas possible à quiconque est un jour monté sur ce grand Trottoir roulant que sont les pages de Flaubert, au défilement continu, monotone, morne, indéfini, de méconnaître qu'elles sont sans précédent dans la littérature ». Essais et articles, Folio, p.283.
5Voir le dernier texte de Deleuze, « L'immanence : une vie », in Un Régime de fous, Minuit, 2003, p. 359. Voir aussi l'article qu'y a consacré Agamben dans La Puissance de la pensée (Payot, 2006) et la très belle Traversée des catastrophes de Pierre Zaoui, en particulier de la page 12 à143 (Seuil, 2011).
6Voir Sollers écrivain, Seuil, 1979, OC T.5, p.611.
7« Se retrancher » (page 29), malgré ses connotations militaires, est le verbe choisi pour décrire la situation de lecture ; cela viendrait de Pascal Quignard, semble-t-il.
8Voir Jean-Philippe Robé, L'Entreprise et le droit, Que sais-je ? PUF, 1999.

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