Hubert Lucot, À mon tour par Alain Frontier

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02 juil.
2022

Hubert Lucot, À mon tour par Alain Frontier

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Hubert Lucot, À mon tour

Le dernier mot Lucot

 

               Je vais, je vis écrivait le cancer et la mort de sa compagne A.M. ; Hubert Lucot, frappé à son tour, disparaît : 18 janvier 2017 (comme celui d’A.M., son corps sera brûlé). À mon tour est ce qu’on appelle un livre posthume. Posthume signifie que le livre survit à l’anéantissement physique de son auteur. Mais posthume me rappelle aussi que je connais déjà la fin de l’histoire : lisant le livre je peux, à chaque instant, mesurer le nombre exact de pages qui me séparent encore de sa mort. Je lis lentement. Je sais que, le livre terminé, Hubert Lucot ne sera plus.

               Le mourant a gardé son sens de l’humour (noir) : RÉMISSION sera le dernier mot du livre, le dernier de tous les mots qu’Hubert Lucot durant toute sa vie d’écrivain aura écrits. L’athée Hubert Lucot sait que rémission, avant d’avoir été squatté par les oncologues dans leurs moments d’optimisme (n’ayant pas osé prononcer le mot guérison) appartint d’abord au vocabulaire religieux et désigna le pardon accordé au pécheur. Cancer serait donc un péché ? Une faute qu’une instance supérieure pourrait remettre (remittere, « renvoyer loin de soi, relâcher, détendre…»). Hubert, condamné à mort pour avoir tel jour fumé sa première cigarette, sera-t-il enfin gracié, pardonné ? (Il écrit : « J’avais perdu les rives sauvages de la Seine aux eaux civilisées par des péniches fleuries, je les retrouve après des mois de maladie comme si j’avais guéri »). L’acception religieuse du mot lui fut dictée par l’information heureuse du jour : « Ce vendredi, chrétiens et musulmans ont prié ensemble dans la mosquée de Saint-Étienne-du-Rouvray, et dans bien d’autres mosquées, contre la guerre de religions et le racisme… »

                L’attente, la fatigue. « J’ai chancelé rue du Pas-de-la-Mule (vers Vosges), ma tête physique sonne le vide […] « La montée de la Mule (mot né à l’instant après tant d’années) m’a asphyxié » […] Les zones blanches sur le sol impriment en moi nausée, céphalée, vertiges légers » […] « Épuisé, j’ai assis les avant-bras sur le dessus d’une poubelle haute […] « Je perds pied, un piquet métallique m’offre un secours précaire ».  La Maladie comme un long travelling dans les sous-sols des hôpitaux : deux brancardiers poussent le chariot sur lequel gît le convoyé, « le plafond défile, présentant des tuyaux au gros diamètre parallèles ou perpendiculaires à mon avancée… » Le geste (biopsie) sera-t-il douloureux ? La réponse est litote : « — Elle sera le plus faible possible »… Deux nouveaux brancardiers le ramèneront à sa chambre, enfin ! « Mes chers cahiers occupent la tablette, je me rue sur mon stylo pour tracer : Deux brancardiers se présentent à 11 h 30… »

                L’écriture inverse la donne : le réel intolérable au service du livre (c’est lui qui le rend possible). Il y a urgence, il faut aller plus vite que le temps destructeur : « de septembre à ce jour, en huit mois, j’ai écrit et poli 250 pages. »  Le livre projeté sera achevé (« poli »), et avec lui le Cycle de la mort — non un désordre de fragments à partir desquels nous aurions dû l’inventer (Hubert Lucot ne nous aura pas refait le coup des Pensées de Pascal). Le lisant aujourd’hui, j’éprouve de façon très intense Hubert Lucot vivant : son style, immédiatement reconnaissable. Je ne parle pas seulement de son écriture, mais de sa personne tout entière, de ses gestes, de l’expression de son visage, du grain de sa voix, son humour cultivé, sa gentillesse, son absence de vulgarité, son attention au monde. Il dit : « Essayons de goûter le plaisir qui réside au fond de toute émotion ». Aux rares moments d’accalmie, il renoue, « comme s’il avait guéri », avec son plaisant quadrillage de la ville (autobus et tramway) à coup d’« élégants montages », ses « arrêts dans l’instant », ses rencontres. Et soudain m’émeut cette pensée, que chaque nouvelle lecture aura pour effet elle aussi de lui rendre sa vie.

 

 

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