Jacques RÉDA, Leçons de l’arbre et du vent par Bertrand Degott

Les Parutions

07 mars
2023

Jacques RÉDA, Leçons de l’arbre et du vent par Bertrand Degott

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Jacques RÉDA, Leçons de l’arbre et du vent

 

Après nous avoir un peu perdu avec les cinq volumes de sa Physique amusante, Jacques Réda nous retrouve un peu en faisant vibrer, au long de ces soixante-deux poèmes, la corde écologique. Bien qu’il persévère dans l’inspiration didactico-scientifique, son intention est peut-être ici moins de nous égayer que de nous édifier.

Si « l’Arbre » a droit à la majuscule, c’est qu’il est une allégorie par le truchement de laquelle le poète administre ses enseignements. En cela, les quelques références et allusions à La Fontaine révèlent des liens sans doute bien plus étroits qu’avec les poètes contemporains qu’il décline dans Mes sept familles. Ses méditations sur le motif lui font alors accumuler les images : « L’homme lui-même semble un arbre » (11), « l’Arbre est, de l’univers, une juste figure » (18), « Dieu serait-il un arbre ? » (44), etc. Également désireux de se chercher à travers l’Arbre, le je poétique ne produit pas moins d’énoncés contradictoires, chaque nouvelle image détruisant celles qui l’ont précédée : « Je suis un arbre marchant // Dans une forêt de songe » (26) ; « J’ai toutefois ce défaut principal / De n’être pas un arbre mais un oiseau de passage / Qui n’a trouvé que l’arbre du langage / Pour nicher et couver les œufs de quel coucou ? » (32) ; « Comme un arbre répète l’Arbre, je compose / En élève de La Fontaine et de Victor Hugo » (36). Le patronage de Hugo pourrait tenir à cette conviction romantique que la contemplation poétique donne accès à la part voilée du monde. La citation en exergue de l’ethnobotaniste Pierre Lieutaghi, « L’arbre cache l’Arbre », fixe néanmoins le cap. Ainsi la méditation passe-t-elle tantôt par l’étude de « Trois cas d’espèce » (no XV), où les essences mythiques du banian, du baobab et du séquoia se trouvent chacune dotée d’un mètre proportionné à sa taille, tantôt par les rencontres in vivo du poète, « aux Buttes (le dimanche ? / — Non, je veux être seul à causer avec lui) » (29), avec l’un des grands arbres du parc, dont un jour, après une forte tempête, il « cueill[e] à terre une branche / Que venait d’arracher le vent » (117).

Mais qu’en est-il du vent, précisément ? À première vue, l’arbre et lui se ressemblent : comme ils ne disent rien, on leur prête beaucoup. Dans l’économie du recueil, quoique le vent n’ait pas la même présence, c’est à lui que par deux fois le poète accorde la parole. Deux des rares poèmes intitulés, « Leçon du vent » (no XXIII) et « Le vent proteste » (no XLVIII) contiennent chacun une prosopopée du vent. À l’occasion de la première, la voix poétique s’interroge sur « l’impulsion du vent », tandis que la seconde prophétise, avec notre extinction, la catastrophe écologique. D’ailleurs, le vent n’a pas droit à la majuscule, quelque allégorique qu’il puisse être du « Rythme qui tout mène au cœur de notre monde » (66)… Mais peut-être est-ce pourquoi le mot rythme rime du même au même et assone avec rime (59).

Une part non négligeable de notre joie à lire Réda tient en effet à sa façon de jouer sur la versification. Alors que l’herbe le frappe par « son empressement sans réserve à rimer / Avec les nombreux mots qui s’achèvent en erbe » (62), il sait qu’arbre ne rime qu’avec marbre. Sur ces quelque 2500 vers, s’il n’utilise cette rime que trois fois (33, 84, 109), c’est parce que c’était la rime à éviter, et il nous le signifie 1°) en laissant l’un puis l’autre mot sans écho en fin de vers (50, 135), 2°) en y préférant l’assonance avec charmes (27) puis palabres (124), 3°) en élaborant une fiction au terme de laquelle l’« Unique rescapé du célèbre Déluge » attend comiquement « que la langue élabore une rime / Avec un synonyme en arbre de forêt » (68). Parmi d’autres fantaisies, signalons l’approximative Broglie :: embrouille (54), la visuelle crôle :: drôle (130) et deux occurrences de cette rime « à cheval » qu’Aragon théorise dans La Rime en 1940 : soi, / Finit :: soif (106) et perd / Le fil :: perles (134).

Cherchant par de tels jeux à se (ré)concilier lecteurs et lectrices et renonçant partant aux altitudes qu’ambitionne la poésie essentielle, le poème devient prosaïque. Y contribuent des vers majoritairement alexandrins (un peu moins de la moitié) ou 14-syllabes (plus d’un tiers), ainsi que les rimes orphelines. Peut-être est-ce également pourquoi plusieurs pièces s’achèvent par un vers non métrique et pourquoi, des quelques sonnets cachés çà et là, plus ou moins réguliers, la typographie neutralise la structure strophique. La polymétrie, d’ailleurs, réserve mainte surprise, les vers de même longueur n’étant pas toujours alignés à gauche. À l’instar du fabuliste, enfin, Réda alterne avec les strophes lyriques (également neutralisées par la typographie) des rimes mêlées, c’est-à-dire sans structure précise (nos IV, VI, VII, X, XI, etc.). Entre prose et vers donc, le poème s’écrit entre l’arbre et le vent, en accord avec à la fois la sérénité statique de l’un et la mobilité dynamique de l’autre : « dromoman[e] » (71) et « romipète » (104), le poète, lui, savoure sa liberté « De composer des vers, forme active du non-agir / Et de [s’]y laisser emporter à [s]on tour dans la danse / Afin d’y célébrer notre fatale dépendance / Envers ce rythme où s’accomplit l’essor du pur amour » (97).

Ce qu’il a toutefois de lyrique, c’est sa manière d’anticiper le départ du citoyen, à présent nonagénaire, de tirer toujours et déjà sa révérence. Ainsi lorsque, de l’arbre, Réda remarque qu’« En bas il se nourrit, là-haut s’abreuve de lumière / Comme s’il suivait la leçon de la rose trémière » (105), on songe au Jaccottet d’Après beaucoup d’années. C’est à l’heure où l’on s’avise qu’on pourrait ne plus les entendre que la « leçon de la passe-rose », que les leçons de l’arbre et du vent ont le plus de chance de nous parvenir. Au reste, n’avons-nous pas toutes et tous aujourd’hui des raisons de craindre une telle échéance ? Plusieurs poèmes, en rappelant les confinements successifs ou les incendies de forêt, alimentent un discours, écologique certes, mais aussi eschatologique. Les références au Déluge témoignent d’une véritable inquiétude, non seulement que ce monde s’achève mais également — ainsi que Réda le suggère dans Quel avenir pour la cavalerie ? — que le vers traditionnel ne soit plus entendu, que s’en déprenne la communauté linguistique qui pourtant l’avait créé :

 

Mon feuillage ce sont les vers que j’ai signés.
Mais quand je serai mort, qui percevra le souffle
De leurs pas amortis par la vieille pantoufle
Des mètres qu’avant moi, séraphin ou maroufle,
Les élèves du vent qui passe ont alignés ? (17)

 

Le vers métrique est l’enfant de l’arbre et du vent. L’extrême fragilité qui est la sienne aurait-elle quelque chose à voir avec les menaces qui d’ores et déjà s’accumulent sur nos têtes ? Et si, perdant le vers, c’est un peu de notre humanité que nous abandonnions ? Sur ce chapitre aussi, l’arbre et le vent pourraient nous donner des leçons.

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