Joyeuses Parques et Or le réel est là de Laurent Fourcaut par Bruno Fern

Les Parutions

22 janv.
2018

Joyeuses Parques et Or le réel est là de Laurent Fourcaut par Bruno Fern

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Ces deux ouvrages, désignés ci-dessous par JP ou O, proposent l’un comme l’autre des sonnets dits élisabéthains composés de trois quatrains à rimes croisées suivis d’un distique à rimes plates, à la ponctuation raréfiée et où l’auteur a opté pour cette disposition des rimes : abab abab cdcd ee. Ces contraintes formelles sont rigoureusement respectées, sauf à quelques occasions rarissimes dûment signalées, et les raisons de ce choix sont exposées par l’auteur dans la postface d’O à laquelle William Cliff a contribué avec un double sonnet lui aussi élisabéthain. Ce dernier livre cité s’ouvre et se ferme sur un poème isolé tandis que les autres sont répartis en sections thématiques ; chacun des sonnets de JP, également regroupés en différents ensembles, a un titre qui, placé à la fin, joue souvent le rôle d’une chute. De plus, sont évoqués de nombreux poètes qui pratiquèrent la forme du sonnet, de Malherbe à Roubaud en passant par Baudelaire, Hugo, Musset, Rimbaud, Corbière, Mallarmé et Apollinaire. Cela dit, l’ancrage dans une telle tradition n’empêche pas L. Fourcaut de s’écarter des usages conventionnels car « il n’est pas question que mon sonnet marche droit ». Ainsi, la rime est fréquemment obtenue au prix de contorsions diverses, non seulement par la coupe d’un mot mais à l’intérieur même d’une syllabe (porn / ographique sonnant avec sorn / nettes). Quant à la syntaxe, elle est souvent bousculée pour des raisons métriques, créant de ce fait des télescopages drolatiques : « je dans un duralex bois le pinot du bled » ; « contre sacs en papier ou de Réo les boîtes / étant un camembert dont le fier gisement » De même, l’auteur n’hésite pas à recourir à des néologismes qui lui permettent de contourner le comptage strict du e muet : « assaillies de music vu que partout aèdes » Par ailleurs, il faut souligner l’ouverture lexicale, des termes archaïques aux plus récents, de ceux appartenant à des registres savants à l’argot et au verlan : « l’or prend pour lors l’aspect d’une blonde barmaid / au beau cul aux bas noirs aux purpurines lèvres » Cette variété est à l’image de celle des multiples références : beaucoup d’écrivains (outre ceux déjà cités, on va, parfois via des détournements malicieux, d’Ovide et Apulée à Flaubert, Jules Verne, Ponge, Proust, Gide, Follain, Éluard, Quignard, etc. sans oublier Giono1dont l'extrait d'un des livres figure en exergue d'O) mais aussi des compositeurs et des musiciens (de la musique ancienne au jazz), des peintres de toutes les époques et ainsi de suite jusqu'à Hergé et Flash Gordon.

Ces partis pris d’écriture trouvent leur justification dans le fait que L. Fourcaut tente de capter dans l’armature du sonnet cette profusion hétérogène en quoi consiste la « simple » existence. En effet, l’ensemble se rapproche d’un journal car on y remarque vite l’enchaînement des saisons ou bien encore celui de certaines activités que mène le personnage principal alias L.F. au cours de ses tribulations, d’une part dans ses deux lieux de résidence, Paris et la Normandie, d’autre part lors de ses voyages en Italie, en Islande et surtout au Maghreb qui lui est cher puisque « jadis je débarquai un matin à Port-Vendres / venant d’Alger où je naquis onze ans la fleur » . Tous les textes ou presque sont susceptibles d’avoir été écrits sur le motif, ainsi qu’on voit l’auteur le faire en couverture d’O. : des paysages ruraux ou urbains aux innombrables femmes parfois à peine entrevues (en majorité des passantes ou les serveuses des cafés et restaurants qui constituent des postes privilégiés d’observation) mais le plus souvent désirées et qui, au-delà de ce désir ou plutôt à travers lui, permettent de mieux sentir le « réel » que ses diverses représentations : « or le réel est là qui t’invite et qui t’hèle / la fille excède de tous côtés Praxitèle » De nombreux autres éléments sont des sujets d’écriture pour L. Fourcaut : les œuvres artistiques (tableaux et pièces musicales) ; ses différentes activités en tant qu’’universitaire (« Les colloques c’est nul on regarde les femmes »), de directeur de revue2 ou de poète qui pratique l’autodérision (« rimailleur rivé à ses paperolles »). Peu à peu se dessine la figure d’un être qui ne masque pas ni son « acédie d’enfer un cafard tout terrain » – il se qualifie régulièrement d’atrabilaire, jamais content, cyclothymique, voire d’aigri – ni son goût pour la satire du mode de vie de la plupart de ses contemporains, bruyant, gangrené par un « capitalisme intégral », le divertissement en continu et « l’hypertrophie du sens », dans la précipitation perpétuelle et par écran interposé, la grande ville réunissant tous ces travers : « C’est trop violent Paris filons vite en provinc/ s’il en reste un chouïa un peu de calme et paix / de l’existence lente... » Par ailleurs, ce fond mélancolique est alimenté par la conscience que, bien au-delà de « la splendeur des filles » et de celle des paysages parfois évoquée avec un certain lyrisme, c’est le monde lui-même qui échappe sans cesse : « Je retrouve un ancien sentiment délétère / d’être en marge complet étranger en dehors ».

Ce double constat fait de l’écriture à la fois ce qui sauve (« c’est les mots qu’il faut arranger pour que l’aorte / s’étrangle pas d’effroi face à cette caser / ne marchande qui contrefait au poil la morte » ou « dans ton bureau muet où tu brasses des noms / il faut bien enchanter la vie vide sinon ») et ce dont L. Fourcaut n’ignore pas les limites  car si « le réel est là » il est aussi, dans une perspective lacanienne, le point où le manque et l’innommable sont tangibles. Autrement dit, les pulsions excéderont toujours n’importe quel cadre formel et c’est précisément ce débordement-là qu’il faut essayer de rendre sensible3, l’une des preuves de cette lucidité étant l’humour  : « contre la nuit de rien dont le mufle ou le groin / vous pousse gentiment jusqu’à un cataclysme / vous basculez alors dans vos propres abîmes / misérables dis-tu ? oui on a ça en prime ».

 

 

1 L. Fourcaut est un spécialiste de cet auteur.
2 Il est rédacteur en chef de la revue de poésie Place de la Sorbonne.
3 En cela, L. Fourcaut est proche de la position de C. Prigent qu’il a d’ailleurs minutieusement étudiée à plusieurs reprises – cf. Christian Prigent : trou(v)er sa langue, Colloque de Cerisy (2014) par Bruno Fern, les parutions, l'actualité poétique sur Sitaudis.fr

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