Juin sur Avril d’Elke de Rijcke par Patrick Beurard-Valdoye

Les Parutions

23 déc.
2021

Juin sur Avril d’Elke de Rijcke par Patrick Beurard-Valdoye

  • Partager sur Facebook
Juin sur Avril d’Elke de Rijcke

C’est au-delà des mots

 

Peut-on mettre dans un poème les mots axone, ou dendrite, ou bien gyrus frontal ? Voire PSTS ? Clairement oui, même si cela sonne étrangement parfois. Et pourquoi ?

Pourquoi le lexique des neurosciences reste à ce point éloigné – étranger – du registre poétique ?

Ici la qualité sonore et énergétique d’axone par exemple me paraît élevée.

Y aurait un lexique scientifique, et un registre poétique ?

Que des « termes de métier » soient réservés aux professions médicales ne fait pas l’ombre d’un doute – par exemple –  lorsque nous tentons de comprendre ce qu’indique un compte-rendu sur nos analyses de sang. Mais pourquoi à l’inverse le champ poétique aurait-il un lexique réduit, excluant d’autres registres ? L’accès à des lexiques spécifiques serait-il réservé, selon le postulat que les arts n’accèdent qu’à certaines réalités, certaines représentations ? Et si c’était le cas, nous aurions un bel exemple résiduel de « l’art pour l’art » que dénonçaient naguère Courbet, Maïakovski et Malevitch ; Duchamp ou Beuys. Olson.

Ces questions –  et bien d’autres – Elke de Rijcke se les pose, et nous les pose dans son Juin sur avril. Et les pose à la poésie.

L’usage du lexique de la biologie dans un poème est rare. On peut certes le faire à présent, moyennant quelques précautions prises ici par l’auteure, sur lesquelles on reviendra.

Mais en 1969, on ne pouvait pas mettre amniotique dans un poème en langue française. C’est en tout cas ce qu’avait déclaré Yves Bonnefoy à Paul Celan, pour justifier le refus d’un poème dans L’Ephémère n°12. L’anecdote – si l’on peut dire – me fut racontée par Johannes Poethen, l’auteur d’un poème traduit à l’initiative de son ami Paul Celan, par Jean Daive. Car il y avait amniotique dans le texte allemand de Poethen.

Il paraît qu’ensuite Celan hurlait en tournant autour de son bureau à l’ENS rue d’Ulm : « Vous vous rendez compte, on ne peut pas mettre amniotique dans un poème. »

Il y a donc au XXIème siècle des poètes posant des questions à la poésie qui ne se les posait guère, aux motifs de vouloir mieux saisir la peau du monde perçu, et son épaisseur. Elke de Rijcke en est, singulièrement, dans son projet de poésie élargie. Avec Quarantaine (Tarabuste, 2014) elle avait le sentiment d’avoir atteint les limes de son aventure langagière. Cinq années ont donc été nécessaires pour établir de nouveaux paradigmes et écrire le livre suivant ; et encore deux ans pour qu’il soit publié.

D’abord le titre et son énigme. Juin sur avril. S’agit-il toponymiquement et topologiquement, de Juin – la commune, la circonscription Juin – implantée au bord d’un ruisseau Avril ? S’agit-il du temps de juin replié sur avril ? Un écrasement des couches de sédiments calendaires où soudain manquerait le : « en mai fait ce qu’il te plaît ».

D’un repli de cycle naturel ? Lunaisons en suspens, cycles du corps repliés : flux accélérés, vaisseaux dilatés. Pupilles pour voir le deux et le relief, plutôt que l’un : voici le jumeau.

Il s’agit d’une poésie programmatique. On le comprend d’emblée par un pseudo-sommaire en pages 5 à 7, qui est un poème.

Le référent scientifique est une prothèse au service d’une expression qui tente de cerner – ou du moins de circonscrire – les états du corps en émoi.

 

Ton épiderme tourne vers l’extérieur

pur éclat de perles où ta jambe remue

 

Accourent des fourmis qui se servent librement

sauf de ton pénis

inentamé

 

Ton fruit est trop explosif et sape mon système limbique

 

Je te porte bas, frère, au point où je dois t’évacuer

 

On pourrait croire en une tentative de mettre des mots sur un au-delà du connu. Du mesurable. Et sur quelque fantôme, que l’on doit prendre à tous les sens du mot, y compris le « fantôme » placé entre livres en silos, qui signale un emprunt par les bibliothécaires. La recherche du fantôme et de ses manifestations en présence constituait déjà les cinq parties finales de Troubles. 120 précisions. Expériences (Tarabuste, 2005) sous le titre générique : « A présent tout fantomatique ».

Car ce que l’on ne peut dire, il faudrait par défi du commun dépassé, se donner l’ambition d’en formuler la sensualité et la signification, peut-être atteindre l’éblouissement, et surtout créer une forme neuve, le tout permettant enfin son énoncé inouï. Quitte à ébranler localement syntaxe et grammaire.

Le fantôme ? Le jumeau, vrai ou faux. La quête de la langue sœur. Elke, d’origine néerlandophone, écrit en français. Elle traduit (Kees Ouwens, « présent » dans cet ouvrage). Elle est en quête de compères catalyseurs (dans Quarantaine). De figures historiques nourricières : l’Andreï Tarkovski du Sacrifice (dans Västeraas, Le cormier, 2012). La fusion gémellaire oriente, réels ou imaginaires ; elle structure la confusion des sens, l’évitant.

Les arts poétiques selon Elke de Rijcke exigent la radicalité artistique, parce que la langue semi-vivante, enseignée ou « vendue », nous désespère d’atteindre ces réalités inédites aux parages du sujet. Pourtant Elke ne pratique ni la fermeture altière, ni ce mode « élitiste » tant reproché aux arts poétiques par les media de masse pour justifier leur sensure. La main est tendue vers. Un astérisque apparaît avec élégance pour chaque terme scientifique, avec renvoi à un glossaire final.

Ce qui pourrait du reste faire débat. A contrario, lors d’un entretien avec Christophe Fourvel à propos des mots inventés dans Orant (un aller-retour au pays de Trêlles, France-culture), Matthieu Messagier déclarait : « On m’avait dit : tu devrais faire un glossaire. Mais justement pas. Parce que ces mots inventés, c’est celui qui les lit qui les prend. Qui a son propre glossaire… ».

 

Retour à la liste des Parutions de sitaudis