Julia Lepère, Par elle se blesse par Tristan Hordé

Les Parutions

30 nov.
2022

Julia Lepère, Par elle se blesse par Tristan Hordé

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Julia Lepère, Par elle se blesse

 

Les trois parties du livre, "Fragments de L" et "Films d’un train", de longueur égale, et, plus brève, "Lieux incertains", sont précédées d’un programme proposé au lecteur, ouvert par une annonce de personnages :  "Là, sous vos doigts, presque / Des personnages /Je qui bouge, Tu / A., et L., pour amours // Et d’autres encore, / Elle et Lui changent d’apparence, se font parfois pluriel ". Ensuite, les personnages sont mis en scène par la narratrice (notamment "Elle" et la présence alternée des deux hommes (« A est encore parti », « L est ici maintenant »), qui assure sa fonction de maîtrise des récits. Chaque partie est précédée d’une épigraphe en relation plus ou moins directe avec son contenu ; la première citation, de Marguerite Duras, donne le nom d’un mois, introduit peu après (« soir de juin »), suivent quelques vers d’une chanson de Purcell sur la puissance de l’amour (Cupidon vainc l’esprit du froid), extraite du Roi Arthur, et la dernière épigraphe est tirée d’un poème de T. S. Eliot : il y est question d’un if, que l’on reconnaît dans un poème de Par elle se blesse autour de souvenirs d’enfance.

 

La narratrice a donc deux amours (comme dans la chanson de Joséphine Baker...), jamais réunis : jeu subtil d’équilibre, « Je suis entre deux / Hommes comme sur un couteau ». Aucun n’est privilégié ; la narratrice affirme « Je suis déjà trop fort à L., et elle écrit à propos de A., « C’est un jardin que tu contiens », l’intégrant ainsi totalement dans la nature. Ailleurs elle rapporte qu’un cerf a reconnu L. qui passait en voiture, à propos duquel elle ajoute « je te complète de boue d’herbes ». Le temps amoureux n’a pas de limites (« Je t’aime depuis des milliers d’années, et personne ne le sait ») mais les temps vécus s’enchevêtrent et ce qui passe entre l’homme et la femme n’appartient pas à la connaissance, (« Je ne sais jamais à quoi / Il pense »). La venue de l’un quand l’autre est parti finit par ôter à la vie de la narratrice toute stabilité, « Je ne sais plus vers qui je vais », se dit-elle, et les récits concernant A. et L. se mêlent. D’autant plus aisément que

 

Notre existence reste à prouver nous sommes
Reflets d’autres nous-mêmes laissés de fantômes ignorés

Comme dit Tristan partant, arrivant,
À contretemps

 

La référence au monde arthurien à propos de l’amour entraîne à nouveau le lecteur loin du réel et peut-être faut-il s’éloigner du quotidien pour cerner autre chose que des banalités ; en effet « Le réel c’est une autre date et une autre heure, autre train de banlieue ». C’est pourquoi sans doute les lieux sont principalement la mer la plage, donc des lieux sans limites, ou une nature foisonnante qui connote l’absence de hiérarchie, comme par exemple ce « paysage fouilleur indécis d’oiseaux d’insectes de ronces ». Dans le même ordre d’idées, on peut signaler la notation de souvenirs d’enfance, tous loin du quotidien. Parallèlement, on relève des adresses au lecteur sous la forme « Vous voyez », « Vous le savez », « Voyez » étant le dernier mot du livre ; elles accusent le caractère de fiction des récits — récits qui cependant disent le "vrai" de l’amour.

 

Dans ces récits des amours alternées, où se succèdent et s’enchevêtrent des « aventures jamais vécues », la littérature, surtout, et la musique sont très présentes, non comme décoration mais en écho à des situations, et se construisent des liens entre Par elle se blesse et des œuvres extérieures. Ainsi, est introduit Treplev (« Treplev, une mouette à ses pieds, une fille »), l’écrivain qui, dans La Mouette de Tchekov, cherche l’amour auprès de la jeune Nina, qui elle-même rêve d’une carrière d’actrice et s’enfuit avec Trigorine, écrivain à la mode. À côté de la ronde des amours, qui rapproche la pièce et les poèmes, on peut lire que Nina vit depuis toujours près d’un lac et que la narratrice note « Un lac garde mon corps / et personne ne le sait ». La figure médiévale énigmatique du roi pêcheur, infirme, gardien du Graal, peut être mise en relation avec les propos de "Elles" qui énumèrent les violences faites aux femmes dans une société, « les regards avides, les vies invisibles avalées » : on sait que seule la guérison du roi empêchera que les jeunes filles soient abandonnées, les terres dévastées, etc. ; on lit, dans Par elle se blesse, une évocation des destructions qu’entraîne la fin de l’amour (« J’ai brûlé les montagnes qui m’ont pris mon amour / Mis à feu et à sang [....] ») ; on retrouve aussi avec cette figure du roi infirme T. S. Eliot et The Waste Land où il est très présent. La lettre qui nomme l’un des deux hommes, L., suivie du mot « Loup », relevé à d’autres endroits du livre — les loups de l’enfance, « une faim de louve ») — ancre L. dans la nature, puis suit le  nom « Lautréamont », à qui il emprunterait sa personnalité. Si l’on souhaite poursuivre ce jeu littéraire, il faut intégrer une citation de Tristan  Tzara, extraite de L’Homme approximatif, une de Melville, « Je préfèrerais ne pas » (« I would prefer not to ») tirée de Bartleby, Dune le roman de science-fiction de Frank Herbert, Kundera, une sonate de Schubert ou L’Afrique fantôme de Leiris...

 

Dans Par elle se blesse alternent vers libres, ouverts par une majuscule, régulièrement mêlés à des séquences de quelques lignes et à des proses ; la ponctuation est très rare et quand ce n’est pas le vers c’est la lecture qui construit le découpage du texte. Les interventions de "Elle(s)" sont le plus souvent des énumérations, manière d’écrire efficace que semble affectionner Julia Lepère : ces passages, toujours sur la relation amoureuse, ont quelque chose du monologue théâtral. Peu d’entorses à la syntaxe, quelques inversions dans l’ordre des mots pour mettre en valeur une partie d’un vers, ainsi dans « Tu, rouge d’étoffe, soutiens (...) », « Un éclair a fait l’arbre / tomber, non une main ». On relève peu de jeux rhétoriques, tels « « La chouette effraie (...) / effrayée d’amour », « scie qui s’acère », « Les récits ... les récifs », mais cependant une belle anagramme : « Ainsi je te voulais / Craint, criant, adoré », et une construction phonétique, « « la ville des pierres, père y est né », « père y est » se prononçant [p(i)errier], c’est-à-dire « tas de pierres ». On lira des vers apparemment énigmatiques si l’on oublie la thématique amoureuse du livre (voir ici « braise ») que l’on n’a pas à réduire, comme « Je suis née à / la menace d’une braise », ou le titre.

 

On apprécie la construction complexe de Par elle se blesse, livre subtil qui sort résolument du lyrisme amoureux rebattu, non parce qu’il met en scène l’amour d’une femme pour deux hommes : pour son pari d’intégrer les poèmes dans un ensemble de livres, de jouer avec les conventions de l’écriture et de ce que prétend souvent être, avec un grand P, la « Poésie », affirmant avec une allusion au Prévert connu de tous, « Tout le monde pourrait être prêt à ramasser des feuilles mortes ». Pour suivre Julia Lepère, le lecteur pourra lire 11 chants parus le 16 novembre dans l’excellente revue en ligne  Catastrophes.

 

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