L'Écharpe rouge d'Yves Bonnefoy par Géraldine Geay

Les Parutions

23 mai
2016

L'Écharpe rouge d'Yves Bonnefoy par Géraldine Geay

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La récitation et la répétition.

 

Soit une « idée de récit », nette et condensée (comme on le dit des rêves). Une « idée de récit », quelques pages de vieux vers écrits jeune, que le Yves Bonnefoy de 2015 vient nous recopier et nous présenter, moins comme un archéologue ou un enquêteur que comme un Monsieur Loyal. Ces vers ne sont pas en exergue, et encore moins le générique de L’écharpe rouge : Bonnefoy les ceinture de prose comme un adulte ceinture un enfant, en voiture, sur son siège auto. Il y a du pragmatisme dans sa démarche, il y a le souci qu’il se fait pour eux, la nécessité indiscutable de faire de la route avec eux, et la crainte des risques qui pèsent sur ces mots-enfants. Or, le paradoxe est que ces mots sont grands. Le paradoxe est que les premiers poèmes publiés d’Yves Bonnefoy semblent quelquefois plus fragiles que cette « idée de récit », qui ne s’est probablement fragilisée, dans l’esprit de l’auteur, qu’en ayant passé trop de temps dans l’ombre – en n’ayant pas été plus tôt publiée. Le non-publié devient du psychanalytique, nous suggère Bonnefoy, qui rapidement laisse sa poésie (de prose) perdre pied dans l’analyse et le ton supposé autobiographique. Autant l’ « idée de récit » originelle est claire et palpitante, autant la prose d’explication, au nom de l’honnêteté et de l’humilité, bafouille, manque de souffle et de mouvement. Plus il essaie d’être prosaïque et limpide, plus sa prose est rougissante. Plus il évoque les origines familiales qui imbibent son « idée de récit », et plus son écriture s’opacifie. Discours familialement correct, description figée et en noir et blanc de figures mutiques : Bonnefoy cherche pourtant à expliquer un trio de poèmes simples et vifs dans lesquels le noir et blanc est percé de la fameuse « écharpe rouge ». Une tache de vif dans l’Histoire toujours terne sinon sombre : on pense à la petite fille au manteau rouge de La liste de Schindler, on voit du rose aux joues du récit photographique mais Bonnefoy s’en tient au symbole des liens du sang. Sensation étrange pour le lecteur avide de poésies dans lesquelles de nombreux chemins s’offrent à lui : le voici, en lisant L’écharpe rouge, forcé de suivre le seul chemin de l’homme Bonnefoy, roi de ses écrits. La lecture devient douloureuse car on y découvre un très grand auteur bafouiller en réduisant un texte à sa dimension personnelle, se contraignant à lui écrire du sens, une histoire et du lien à la place de ceux qui se seraient créés pour lui dans le monde s’il avait été plus tôt publié. Car la poésie intègre le regard des enfants mais elle tient toute seule, ce que Bonnefoy, cherchant sans doute un sujet d’écriture prétexte à l’autobiographie, oublie un peu. Son analyse pourrait foisonner d’images en portant ces textes dans la lumière de leur avenir, mais elle reste passéiste et superstitieuse. Bonnefoy qui porte dans son cœur tant de haine pour les images et notamment le cinéma ne peut accéder aux visions contemporaines de ses propres poèmes. Il ne peut se réjouir, par exemple, que son « idée de récit » recoupe étrangement, dans sa redite, sa répétition, la mécanique très organique de la récente série américaine The Affair. Il ne voit pas non plus qu’un paragraphe entier de son livre correspond exactement à la pensée développée par Deleuze dans Différence et répétition. Il ne profite pas de la donnée temporelle, de l’étalement chronologique de sa prose à la suite de ces vers pour mettre à jour son propre travail pourtant si moderne. Il répète. Il a l’intuition de la différenciation deleuzienne, mais son inconscient à lui reste un théâtre, tandis que pour Deleuze l’inconscient est au contraire une machine. Chez Bonnefoy tout est théâtre. Il y récite et y répète.

Il y répète comme pour en devenir l’acteur. Il y récite comme un enfant qui aurait finalement, avec le temps, appris par cœur. Et c’est dans la récitation, dans la mécanique du ressassement, que L’écharpe rouge parvient à s’évader de l’autobiographie. Le « je » de Bonnefoy ressurgit vers la page 200, lorsque son écriture, son cheminement de pensée, sont tout à coup distraits (ou peut-être envahis) par un autre auteur : Pierre Jean Jouve. C’est en parlant passionnément et brusquement de Pierre Jean Jouve, en ressassant son impact décisif sur sa vie et son écriture, que Bonnefoy retrouve sa voix, que la prose redevient lisible, que la vase décante. Que l’enfant Bonnefoy retrouve sa prononciation et sa fréquence cardiaque. Nous ne gâcherons pas la révélation dont il commence alors à être question, et qui sera le centre de toute la fin du livre, mais il est passionnant d’observer comment les visions reviennent, comment l’écriture retrouve sa vivacité en re-fréquentant, au lieu du décor des soi-disant origines, le décor qui a toujours été le home de Bonnefoy. Et bien sûr, à ce moment-là, c’est un problème intimement lié à l’enfance qui apparaît, enfin mis à jour, mais c’est en s’éloignant (tantôt vers Pierre Jean Jouve, tantôt vers une ville italienne) de ce qui est supposé être autobiographique, que Bonnefoy trébuche sur une grosse – la plus importante - racine émergée de son autobiographie. Les dernières dizaines de pages donnent l’impression, rétrospectivement, d’avoir lu un roman policier un peu bizarre, un peu maladroit, trouvant une révélation qu’on ne réclamait même pas. C’est par l’altérité, donc, que l’écriture de Bonnefoy se redéveloppe et trouve – quand bien même cette altérité aurait déjà été connue, déjà reconnue familière des lecteurs du poète. Une altérité de poésie plus que la famille. Les livres des grands plutôt que les paroles des grands. La poésie, la seule à être à la fois altière et solitaire, la seule à accueillir le retranchement bougon autant que la reprise de contact avec le dehors.

 

 

 

 

 

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