Morton Feldman For Bunita Marcus de Guillaume Belhomme par François Huglo

Les Parutions

02 juin
2023

Morton Feldman For Bunita Marcus de Guillaume Belhomme par François Huglo

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Morton Feldman For Bunita Marcus de Guillaume Belhomme

 

            Cinquante méditations sur la musique, sur une musique, ne sont pas les stations d’un chemin de croix, bien qu’un memento mori les travaille. Plutôt les visions d’un tableau, ou cinquante tableaux du même motif changeant comme la cathédrale de Rouen sous les yeux de Monet. « La réécoute » est « seule capable de changer à chaque fois l’allure pourtant consignée sur disque de For Bunita Marcus », œuvre pour piano seul de Morton Feldman (1926-1987), ami de John Cage, dans la version d’un peu plus de soixante-dix minutes qu’en a donnée Hildegard Kleeb —« naviguant lentement entre timidité et persévérance, tempérance et désillusion ». Guillaume Belhomme, écrivain et musicien créateur des éditions Lenka lente, auteur de monographies d’Éric Dolphy et Jackie Mac Lean, des anthologies Jazz en 150 figures et Pop fin de siècle, collaborateur de Jazz Hot et des Inrockuptibles, animateur du site et de la revue Le son du grisli, concentre ses pages sur ces minutes pour, comme l’écrivait Proust à propos de la sonate de Vinteuil, en faire résonner « d’autres cordes diaprées, toutes celles du prisme », sans oublier le noir, « la couleur la plus essentielle » et « agent de l’esprit » selon Odilon Redon.   

 

            L’artiste Brian O’Doherty opposait la musique qui « a une surface » et « se construit avec le temps », celle de Morton Feldman, à celle qui « se soumet au temps et devient une progression rythmique ». Pour Feldman, « le temps doit simplement être laissé tranquille ». Ses compositions sont des « toiles temporelles », qu’il « imprime plus ou moins d’une teinte musicale ». Le mot « impression » renvoie-t-il à Monet ? Ce peintre n’est pas nommé. « Tenter de modifier quelques impressions déjà connues », c’est « écrire à grands coups de chapitres vides, de longs espaces blancs laissés entre les phrases, et de quelques mots déposés au hasard des lignes vierges. Quelque chose du Coup de dés de Mallarmé ». On pense à l’impression typo-lithographique de ce poème, au livre-album auquel ont travaillé Mallarmé et Redon, peintre plusieurs fois cité par Belhomme, en particulier sa « rue à Samois », voisine du Valvins de son ami poète. Redon qui écrivait : « nulle couleur ne peut traduire le monde musical qui est uniquement et seulement interne et sans nul appui dans la nature réelle ». Et qui opposait « ses noirs » à « ses peintures aux couleurs fabuleuses », limitant son art « aux seules ressources du clair-obscur » et « aux effets de la ligne abstraite, cet agent de source profonde, agissant directement sur l’esprit ».

 

            Ce temps construit peut renvoyer aux « trois vertus plastiques » dont parlait Apollinaire en 1908 dans le catalogue de l’exposition du Cercle de l’art moderne : « la pureté, l’unité et la vérité maintiennent sous leur pied la nature terrassée ». Ce temps artificiel ne devient pas une progression rythmique. Les propositions sont « en suspens —Jamais ne décolleront vraiment, la progression n’allant pas de soi ». Les répétitions, « à défaut de consoler, ne rassurent pas toujours, mais interrogent d’autres mémoires ». Belhomme parle de « dynamiques faibles ». Ce sont « remarques à peine effleurées, progression à grand-peine, redites à têtes chercheuses et recherches faites, comme souvent le sont les plus importantes, dans l’ombre ». Et ses propres « efforts au style » vont dans le même sens. Ni pulsion, ni croissance, ni développement : « J’aime ce genre de musique qui ne pousse pas », disait Moton Feldman. Et John Cage rejoint Apollinaire quand il avance : « Tous les quelque chose au monde se mettent à sentir leur unité quand il se passe quelque chose qui ne leur rappelle rien ».

 

            La place que l’auditeur doit chercher sur For Bunita Marcus, une « place faite pour lui », est « aussi vaste » que celle que le compositeur réserve à la pianiste, celle que la pianiste alloue au compositeur. Elle se cherche dans l’imminence, l’insécurité, les « hésitations déguisées en prudences ». L’important est de « s’y perdre ». Cette « inquiétude accueillante » correspond à « l’apprentissage studieux remis en cause » et « débauché » par John Cage et par les peintres fréquentés par Feldman : Philip Guston, Robert Rauschenberg, Jackson Pollock, Mark Rothko, Willem de Kooning, Jaspers Johns, Franz Kline.

 

            Poser la question de l’auditeur, c’est se demander comment écouter. Certainement pas assis « auprès de presque semblable arborant le sourire satisfait de qui y est et fait croire qu’il s’y entend ». On préférera « l’expérience en solitaire », et « unique à chaque fois », loin des « repères rassurants ». La recherche du « moment adéquat » se double de celle d’un lieu. Comme Proust ses chambres, Guillaume Belhomme se remémore les lieux d’ « écoutes partielles » ou « interrompues » à Tolède, Vienne, Fès, Bruges. À « Prague, voyageant seul ». Vienne laisse l’impression d’une « blancheur éprouvante », d’un « théâtre crème et propre où l’anesthésie rôde ». Si « quelques façades, bien sûr, valent la visite », elles « ne peuvent rien contre l’endormissement érigé en système ». Pour Michel Seuphor au contraire, l’homme est un « être complexe » qui « obtient l’ordre par l’effort, par la création ». Il pourrait saluer For Bunita Marcus, malgré sa « conclusion qui hésite à choisir entre ordre et abandon », Morton Feldman « révélant un ordre fatigué d’avoir souvent été trop rigoureux. Au point qu’on l’aura longtemps cru enfermé en lignes claires ». Retour à Mallarmé : « l’ordre partout mis au service de rien, et, comme toujours, la nécessité de s’y plier ». L’espoir « changé en impasses, voire en regrets ». Un « goût de testament impossible ». Un « non-environnement », le « paysage de Feldman », qui reste « un autre système » et un « fantasme de plénitude malgré tout. Qu’il conseille à ses interprètes de visiter, pourquoi pas ? ». Et à ses auditeurs. Cultivant l’art baudelairien « d’évoquer les minutes heureuses », Guillaume Belhomme nous invite à prendre ses risques —et les nôtres.

 

 

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