Patrick Beurard-Valdoye, Lamenta des murs par Jacques Barbaut

Les Parutions

15 avril
2024

Patrick Beurard-Valdoye, Lamenta des murs par Jacques Barbaut

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Patrick Beurard-Valdoye,  Lamenta des murs

 

Comme si les temps de la fin (à distinguer de la fin des temps) voulaient nous faire signe, dans le laps de ces deux derniers mois, Michel Surya annonça la cessation de la revue Lignes qu’il avait fondée en 1987, Nicolas Pesquès, avec sa branche dix-neuvième, la clôture de « la Face nord de Juliau » (dont l’écriture débuta en 1980), Christian Prigent, avec Chino fait poète, celle des aventures de Chino, son double, voilà que Patrick Beurard-Valdoye déclare lui aussi avec ce huitième volume la fin d’un cycle, le Cycle dit « des exils », dont les dates de composition, définitives, précisent : 1982-2024.

 

Page 345, sous les indications de rédaction — temps et lieux — de ce Lamenta des murs —, la bibliographie relative à cet épais volume donne comme toute première référence le Finnegans Wake de James Joyce, c’est un signe, avant Ulysses, puis de nombreux Artaud, un titre de Joseph Beuys, etc.

 

« qu’bottu lou beurrou tsus la sélo / bourris de bottu , topis de laito » [p. 197]

 

« Work in Progress n’est pas écrit en anglais ni en français ni en tchèque ni en irlandais Anna Livia ne parle aucune de ces langues , elle tient le discours d’une rivière » (id.)

 

C’est Joyce qui s’exprime ici à la première personne, Joyce, omniprésent, que P. B.-V. retranscrit dans ce Lamenta le plus souvent par le monogramme « J•J• », que mes yeux fatigués ou exorbités finissaient par lire « Jojo » (pas affreux), ou James avançant sur deux roues de bicyclette, ou Joyce (quasi aveugle) avec deux verres épais de lunettes à double foyer : tous genres de fantaisies, de rêveries, de décryptages, de dé-lires, assumés, favorisés, provoqués par ce livre baroque, foisonnant, déroutant, dont chaque page déborde d’allusions, de références, de jeux (de mots), d’échos — on pense nécessairement à cet extrait d’une lettre : « J’ai mis là-dedans tellement d’énigmes et de puzzles que cela gardera les professeurs occupés pendant des siècles, glosant sur ce que j’ai voulu dire, et c’est la seule façon pour un homme de s’assurer l’immortalité » (James Joyce — about F.W.).

 

Question langues, l’écrire-en-langues, et leurs conventions, mis à part le français dit « standard » (mais qui ne l’est en réalité jamais vraiment, par sa ponctuation notamment, ou absente s’il s’agit de vers, ou personnelle, réinventée, réagencée s’il s’agit de prose, les virgules par ex. toujours précédées d’une espace et distribuées de manière non orthodoxe : « or , ce que l’on , ne peut dire il faudrait le , dire avec une langue étrangère », 164), l’anglais beaucoup, l’allemand parfois, je reconnais divers patois, le chti épisodiquement — « poufunques », « vindiou », « astheure », « kalebucks », « camucher »… —, l’irish language, le « celtelleneteutoslavzendlatinsoundscript » (125), le « diababélien » (137), les condensations diverses — « ce Tomas Aghas rarrêté pour discours séditieux » (177), « la pièce se mue en jardin fleuri , commydisent , bleu jardinier » (178) —, les précipitations — « S’ilyaquoiquecesoitjesuislÀ » (220), « Ilyauraitdequoi écrireunlivrE » (221) — ou accélérations soudaines, les glossolalies, les orthographes aberrantes — « ces immondes sonorités cochonnes pour transgresser les clergymots , doux Jaysus » (213) —, le « flux sonore de 111 timbres poires ou sonnettes de vélos qui déboulent à tout bout de champ »  (119), les jargons & les volapünks, les lexiques techniques, les listes tirées des atlas… voire l’« inchose monstrée surgie de la langue de serpent sur Hiberione malgré l’absence de serpent , divinement traduit en clair » (129).

 

Compétence ou expertise linguistique qui autorise quelques décryptages de la novlangue, des titres de presse, des langues étatiques administratives merdiatiques : « du campement sauvage de migrants / au campement de migrants sauvages il n’ / y a qu’un pas quand la crainte est un / ciment social et la langue son véhicule » (79) et propose d’heureux aménagements : « que serait cette trouvaille lexicale / faisant affaire et honneur / ce terme séant à l’accueil de l’ex / exclu un AVENTURIER plutôt qu’ / un MIGRANT MIGRANDT avec fonction / d’intégration quant aux mots-valises / HABIGRANT ou MIGRERRANT » (85), appelant aussi les poètes à la fondation d’un « observatoire évaluant dénonçant / les actes de corruption langagière » (90).

 

Démesure, prolifération baroque qu’augmentent encore les notes marginales (citations en corps inf ou ital petites cap, Artaudixit, anecdotes, variantes ou blagues à T•t•), ajoutant des couches supplémentaires à ce mille-feuille ; parmi celles que je préfère, pour le paradoxe, ou le retournement : « Une nuit Artaud ayant oublié la clé du portail confiée par le Dr Delmas et ne pouvant faire le mur trop élevé gagne l’assistance de policiers qui lui font la courte échelle deux flics aidant le pensionnaire à faire le mur pour retourner dans la maison de santé » (189).

 

Le départ géographique de ce Lamenta se situe au point le plus septentrional de l’Hexagone, soit Bray-Dunes-Zuydcoote-Dunkerque — Dunkirk pour la reconstitution du cinéaste britannico-américain Christopher Nolan, « un oratorio profane pour Télérama / un film expérimental selon Le Figaro », 32 —, théâtre épique de la fameuse « Opération Dynamo » (fin mai-début juin 1940), effort colossal entrepris pour rapatrier en Angleterre plus de 300 000 soldats alliés regroupés sur les plages et le port de Dunkerque, mis en parallèle avec les espoirs empêchés, les multiples tentatives de traversée de la Manche de « migrandts », « rescapés d’enfer renversant mais / barrés du paradis outrechanel / l’eden » (82).

 

Je garde la dynamo, je la relie à une roue de bicyclette pour éclairer la route : c’est alors la saga des cYcles alcYon (YY pour la fourche, pour Yeats et sYnge, joYce & beuYs), « modèles TOUR DE FRANCE , SUPER TOUR DE FRANCE , LA SPÉCIAL CHAMPION la machine de tous les champions » (124), à laquelle est mêlé incidemment Bernard Collin.

 

Question onomastique, outre la repasse par les multiples noms qu’emprunta Artaud, jubilation de croiser — « Patrick B.-V. à vélo passant » — quelques déformations déconnantes et divers avatars carnavalesques en « espèces sympatriques » (121) — de « Patrick le valdoyen de la Beurrerie » ou « Patrick de la Beurrerie de Valdoye » jusqu’à « Paddy Beurre-moi-les-doigts » (118) : « Patrick balance entre BEURARD & VALDOYE , entre pierre des fous et pierre de l’éloquence , poète de lignes ou pilote » (124).

 

Ces Lamenta — évocation des marins disparus en mer, déploration pour la fosse infâme des 796 nourrissons enterrés sans sépulture, jetés aux oubliettes, nés de filles-mères ou hors mariage, découverte à l’arrière d’un couvent irlandais au macabre secret, l’« hommage aux neuf réfractaires de l’Irish Republican Brotherhood internés à Kilmainham » (177) — n’excluent pas un humour parfois très noir : « faut-il poétiser les camps faire / des ateliers d’écriture pour réfugiés / avec des cadavres exquis en entrée » (88).

 

Quelques scènes encore : Antonin Artaud — « je suis Mômo le hiatus entre môme et momie », 254 —, affamé en asile d’aliénés, possesseur de la véritable canne de saint Patrick, en visite aux îles d’Aran (photo de l’auteur, reporter, en couverture)… JB en son Stuka, Joseph Beuys au piano à queue, feutré, Beuys inventant le fil à couper le beurre, beuYs au bâton eurasien confronté au coYote, Joseph soulignant un passage dans F.W., etc.

 

La dernière page — livre V, « Tenter le diable… » —, les derniers mots laissés à Ivan Illich, prononcés à Hanovre le 9 juin 1983, qui, ceux-là, pressentent clairement la possibilité d’une certaine fin des temps — « parce que la dissuasion nucléaire est une folie » — & qui clouent le bec.

 

 

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