Respirer de Maurice Fréchuret par François Huglo

Les Parutions

13 févr.
2024

Respirer de Maurice Fréchuret par François Huglo

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Respirer de Maurice Fréchuret

 

La puissance créatrice du souffle

 

            Maurice Fréchuret fait respirer l’histoire de l’art. Sa composition thématique lui permet de s’affranchir de la chronologie sans jamais perdre de vue l’historicité des œuvres. L’homme des cavernes dialogue avec Duchamp, les masques africains avec la fleur de lotus, l’iconographie chrétienne avec des performances et installations, chaque artiste de chaque époque et de chaque continent portant, comme disait Montaigne, « la forme entière de l’humaine condition » dans son corps, dans les cinq sens qui l’ouvrent, et dans le souffle qui l’anime. Ses flux et reflux alternés lui sont comptés, ne sont que battements d’ailes. La colombe, image du Saint-Esprit, suggère que le même souffle nous fait à la fois divins et mortels, âmes et corps, créateurs et jouets du vent, livrés aux pollutions, aux pandémies, quand ce n’est pas aux guerres et aux génocides. D’où les titres des neuf parties de l’ouvrage : Le souffle long, Le souffle figuré et les images de la respiration, Premier et dernier souffle, Perdre haleine, Le souffle des dieux, Retenir son souffle, Le souffle court, À bout de souffle, Écrire, interpréter, filmer, chorégraphier le souffle.

 

            La pensée chinoise, nous dit François Jullien, appréhende le réel comme « un souffle, un flux, une respiration », alors que « la philosophie européenne (de Descartes à la phénoménologie) » aurait « massivement choisi la perception ». Pour Maurice Fréchuret, le clivage n’est pas irrémédiable. Les mains négatives qui « constellent la surface interne des grottes » sont « les premières représentations de la respiration humaine », mais aussi « des portraits et des autoportraits ». De même, Aliento [Souffle] (1995) de l’artiste colombien Oscar Muñoz réclame « l’usage du souffle » pour que des portraits sérigraphiés apparaissent à la surface d’un miroir, qu’utilisait aussi le Berlinois Dieter Appelt en 1977. Dans son œuvre La Tache que laisse le souffle sur le miroir, le temps devient « un matériau à part entière », ce qui l’inscrit dans la « double tradition picturale » de « l’image anamorphique » et du « souffle créateur ». Dans la même lignée, Fréchuret cite l’artiste franco-équatorienne Estefania Peñafiel Loaiza, Didier Morin dont les photographies, dès 1985, font des pierres levées préhistoriques de Carnac, « à l’instar du jade vénéré par les anciens mayas », une « pierre respirante » et « à ce titre énergique et vivante ». En 1977, les Soffi (Souffles) de Giuseppe Penone témoignent de la même « vivante contemporanéïté » en associant le souffle à la main. Selon lui, « les éléments sont fluides ». L’artiste américain Walter Maria affirmait que « l’artiste qui travaille avec la main, travaille avec le temps ».

 

            Le thème du lotus respiré apparaît en Égypte sur les stèles funéraires et se répand dans toute la Grèce. Le Shaï-en-Sinsin ou Livre des Respirations est composé par Isis à l’adresse de son frère Osiris pour « faire revivre » son âme et son corps, « rajeunir tous les membres ». La fleur respirée peut rappeler le verre de vin qu’agite l’oenophile, et la tasse de thé de la réminiscence proustienne, où « l’odeur et la saveur portent, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir ». Maurice Fréchuret évoque la bougie du « tout début de La Recherche », éteinte par le souffle et « image du temps qui passe et qui se perd ».

 

            Les Bamouns (ouest du Cameroun) et d’autres peuples africains associent représentations de l’accouchement et culte de la fécondité. Pour Niki de Saint-Phalle, Louise Bourgeois, Frida Kalho, le premier souffle est lié au dernier, que tenteront de saisir Sophie Calle, Ferdinand Holder, Ensor, Monet, Picasso, Munch et Schiele. La Nativité chrétienne invite les souffles de l’âne et du bœuf, qui respirent le même air que nous. La crucifixion est « sacrifice salvateur » et « victoire sur la mort ». Les représentations de La Trinité ouvrent « sur l’azur du ciel » en plaçant « la colombe entre Dieu et son Fils ». Avec Le Printemps et La Naissance de Vénus, Botticelli impose « une version nouvelle et profane du souffle agissant, du souffle du dieu des chrétiens ». L’étude bachelardienne des « rapports du souffle et du vent » pouvait l’apparenter au prâna sanskrit, au khi chinois, au pneuma grec, au spiritus latin, au ruah hébreu, au er-rûh de l’arabe coranique, associés par Marcel Mauss aux « différentes techniques du corps ». Un autre tournant sera amorcé par l’œuvre de Chardin « vers la sécularisation du thème » des « ballons pleins de vent », pour « aboutir aux expérimentations contemporaines de Roland Flexner, d’Arnaud Vasseur », ou « aux installations contemporaines de Claude Lévêque ». Marcel Duchamp retenant, dans une ampoule, pour l’offrir à son ami américain Walter Arensberg, un peu d’air de Paris, se voulait le grand « respirateur ». « J’aime mieux vivre que travailler », affirmait-il. « Mon seul art serait de vivre ; chaque seconde, chaque respiration est une œuvre (…), une sorte d’euphorie constante ». Selon Tomkins qui l’a rencontré, il voulait « traverser le monde avec légèreté, refuser de se prendre au sérieux ».

 

            Ce « bonheur de respirer » est partagé par Giuseppe Penone, dont l’empreinte sur un « agrégat végétal » garde « la légèrreté de son souffle ». Au contraire, Marina Aboromovic et Ulay, Chris Burden ou Barry Le va, font de la rétention du souffle une épreuve façonnant « l’image d’une époque fondamentalement brutale et barbare ». Des représentations de la peste à celles de la tuberculose, appelée phtisie ou « peste blanche », le « souffle court » transforme, comme chez Munch, « un cri en un souffle impuissant et fragile », qui dans La Traviata de Verdi, inspirée par La Dame aux Camélias de Dumas fils, sera encore chanté, ou parlé, au bord du silence. La difficulté respiratoire a fortement marqué les œuvres de Barthes, Camus, Gide, Mann, Mérimée, et « l’écriture de longue haleine » de Proust : « derrière la précision de son écriture, le juste choix des mots, le bon équilibre des phrases et la maîtrise des développements se profile la figure de celui qui cherche son souffle, et qui, pour offrir à sa prose la bonne respiration, se préoccupe de stabiliser au mieux la sienne ».

 

            La Guerre (1929-1932), d’Otto Dix, renoue avec Mathias Grünewald. Le Christ avec masque à gaz de Georg Grosz est-il blasphématoire ? Sans doute, et c’est son droit. Son humour noir « disqualifie à jamais l’image du Fils de Dieu démiurge » et « rabaisse l’image du Christ à celle de l’ecce homo ». Les « images de la Shoah en acte » dans les « chambres à gaz » sont « un fait de résistance historique ayant l’image pour enjeu ». La pollution de l’air est devenue « un risque environnemental majeur ». Pour Anna Halprin, « la danse est le moyen par lequel la respiration prend forme ». Pour Fréchuret, elle est un des moyens parmi tous ceux qu’explore, et sème à tous vents, son livre à travers tous les arts visuels et sonores (on pourrait ajouter les arts des saveurs que l’air fait circuler de la bouche à la voie rétro-nasale), à la recherche d’un souffle que toute vie passe à perdre et à retrouver.

 

 

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