Retour à l'envoyeur d'Ernst Jandl par Bruno Fern

Les Parutions

23 juil.
2012

Retour à l'envoyeur d'Ernst Jandl par Bruno Fern

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Comme la valse (ici forcément viennoise), voici un volume en trois temps : tout d’abord, l’éclairante préface de Christian Prigent, intitulée Un poète tous terrains, qui relie les orientations esthétiques d’E. Jandl (1925-2000) à l’expérience dont est issu le poème liminaire, c’est-à-dire au fait que l’auteur ait assisté, à l’âge de 13 ans, au discours prononcé par Hitler à Vienne ; puis un choix de poèmes tirés de six ensembles parus entre 1981 et 2002, traductions d’autant plus précieuses que rares1; enfin, une postface d’Alain Jadot, Jandlotter, passionnante et drolatique. Bref, trois excellentes raisons de s’intéresser à celui dont Jadot écrit : « Pour bibi, Jandl unit poésie, humour et musique, les trois mamelles de la langue vivante. » – affirmation qui pourrait surprendre plus d’un lecteur non averti, du moins pour ce qui est de deux des mamelles susdites. En effet, pour ceux qui confondent encore poésie et joliesses (J. Stéfan : « faire du Beau avec la langue » – ou plutôt faire le beau avec sentiments, formes & lexique ad hoc), les textes de Jandl risquent de sonner aussi étrangement que les pianos préparés de John Cage aux oreilles de celui qui ne s’y attend pas :

dilection

celtains pensent
que grauche et dloite
ne peuvent êtle
foncondus
querre elleul

car il y a du désaccordé là-dedans, du défiguré2 jeté à la face, notamment à celle de tous ceux qui étaient passés sans encombre de l’idéologie nazie aux valeurs (mot dans trop de bouches aujourd’hui) de ce que Prigent désigne comme « l’Autriche exténuée, provinciale, lourdement bourgeoise, bigote et vindicative des années 50 » ; soit une lucidité qui, au-delà de la seule dimension politique, s’étend au fait même d’exister, loin de toute harmonie factice :

la guerre

ici maintenant la guerre
est un chant évanoui
tel dont les oreilles en bourdonnent encore
celui-là sait au moins
qu’il s’en est sorti
entre temps la guerre s’est éloignée
mais en pleine forme

Outre cette persistance de la guerre, Jandl évoque ce que les professeurs appellent d’autres thématiques3: la mort précoce de sa mère, l’enfance irrémédiablement perdue, la condition qui est la nôtre sous ses multiples aspects (en sujet désirant, jouissant, puant, excrétant, vieillissant, voué à sa disparition et dont la solitude est conçue comme fondamentale) et l’écriture en guise de parade vitale à ce délabrement toujours en cours mais qui, elle-même délabrée4, ne saurait offrir qu’un « salut » précaire :

une œuvre éjaculée

les murs couverts d’étagères où trônent
des classeurs LEITZ pleins de feuilles A4
dûment datées, sur chacune sèche
un résidu d’éjaculation, de sa puberté
aujourd’hui, même quand la fin approche.
œuvre spermatique à effet radical
preuve d’intégrité poétique

Cela étant, ce parti pris du « ras du sol » (motifs a priori anti-poétiques, lexique ‘pauvre’, syntaxe marquée par l’oralité et les incorrections) n’exclut pas pour autant la variété des poèmes, sonores, visuels ou bien seulement écrits pour être lus sur la page et détournant parfois des formes traditionnelles – par exemple, le haïku désaffublé :

au lit, au réveil

flocon de laine noire – non
une mouche et à côté son
p’tit bout d’patte

ou la comptine avariée :

boîte postale 227

ouvatu
alaposte.
doutuviens ?
delaposte.
kestafait ?
regardé
si on a osé m’écrire

En outre, ces apparentes imperfections parviennent souvent à déséquilibrer le sens dit établi et à créer du neuf – autrement formulé par Prigent : « Sa paradoxale jeunesse régénère l’énonciation en la retrempant à une parole en difficulté, physiquement concernée, qui y produit un violent ‘effet de réel’ » ; l’écriture de Jandl échappe ainsi aux poses de l’anti-poésie, aux complaisances répétitives d’un nihilisme de façade, pour adopter une posture désespérée ma non troppo5 :

voeux de bonheur

tous nous souhaitons à chacun que tout aille bien
que le coup ajusté justement le manque ;
que, si touché, on ne le voie pas saigner ;
que, s’il saigne, il ne perde pas tout son sang
que, même perdant son sang, il ne souffre pas trop ;
que, ravagé de souffrance, il retrouve l’endroit
où il n’a pas encore fait le premier pas de travers –
à chacun nous souhaitons une bonne santé



1 A part quelques poèmes en revues, seule une anthologie traduite par Lucie Taïeb est parue en octobre dernier – je renvoie à ma note évidemment complémentaire de celle-ci : groite et dauche d'Ernst Jandl par Bruno Fern. Quant à une étude comparée des deux traductions, n’étant pas germaniste, je préfère passer mon tour, en précisant simplement que les quelques textes en commun (à la différence de celle-ci, l’anthologie traduite par L. Taïeb ayant été constituée par Jandl lui-même) permettent de constater que le « retour » est souvent ici syntaxiquement plus abrupt. Donc une double lecture indispensable pour le lecteur intéressé par Jandl.
2 Le livre présente un dessin de Jandl où un visage grotesque tire la langue dans toute l’ambiguïté d’un geste qui mêlerait épuisement et défi.
3 Parlons plutôt d’expériences incarnées dans la langue et qui excéderaient le repli subjectiviste, c’est-à-dire à la fois « le repli sur la subjectivité (le vécu), malgré toutes les dénégations, et la croyance de type métaphysique, matérialiste ou pas, à une sorte d’autonomie de l’œuvre ou du texte-sujet. » (Philippe Lacoue-Larbarthe, revue L’animal, n° 19-20, hiver 2008).
4 Cf. la note 4 sur la précédente anthologie.
5 Ou trop désespérée pour ne pas chercher des issues (via l’humour, par exemple).

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