Revue nuire # 10 par François Huglo

Les Parutions

29 juin
2022

Revue nuire # 10 par François Huglo

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Revue nuire # 10

            La parole is money, le visuel est d’or. En couverture, signée Jean-François Bory, de nuire # 10, des petits soldats (pouvoirs éditoriaux et symboliques ? militances diverses ?) montent à l’assaut d’une machine à écrire, mais sont submergés par le même flot d’or, d’humour, « de zeugmas et d’excroissances absurdes », qu’elle, et y disparaissent, en apparaissant avec elle comme après le déluge : « le bruit s’interrompt net. Et à nouveau, ce silence absolu, comme si on avait coupé le son en appuyant sur un bouton. Alors pourquoi ces adverbes en sang qui germent au fond de la nuit dans un grand silence ? », lit-on sur une autre page, intérieure celle-là, du même Bory.

 

            En « introduction-à-une-pré-face-qui-se-montre-de-dos », Francesca Caruana présente un « K d’ami » : la rencontre du K réunionnais d’André Robèr et de celui de Jiri Kolar, « artiste tchèque fuyant la pression politique du régime communiste des années 60-70, qui réduisait l‘individu à une identité partisane ou à n’être alors "qu’un arbre à abattre"», comme disait Thomas Bernhard. La poésie de Kolar pille le papier, « saute la marche du sens », en provoquant un « rapport de fulgurance » avec lui.

 

            Sous un titre dégoulinant façon série noire, « Belgian cancan », Solange Clouvel mène l’enquête sur le panneau d’acajou peint désormais exposé à Charleville  « Épilogue à la française. Portrait du français Arthur Rimbaud blessé après boire par son intime le poète français Paul Verlaine. Sur nature par Jef Rosman. Chez Mme Pincemaille, marchande de tabac rue des Bouchers à Bruxelles ». Chaque nom, chaque mot est un indice et un suspect pris en filature et interrogé par un « esprit fin et investigateur » (Balzac, Le Cabinet des Antiques) qui, tel le patronyme Pincemaille, tenaille la lettre, puis roule sa bille. Comme en écho visuel, Antonio Sa poes superpose un fragment de « Un coin de table » de Fantin-Latour et la répétition de la phrase « Rimbaud et Verlaine sont trop sauvages pour le panthéon ». Si le sauvage renvoie à la parade rimbaldienne, l’ensemble paraît surexposé ou couvert d’un voile de gaze, on le qualifiera de verlainien.

 

            Comparable à celui d’une écriture, un rythme de bâtons obliques, horizontaux ou verticaux, vient, sur une page de Joël Frémiot, effleurer ou croiser (embrocher ?) des formes blanches, noires et grises. Tension entre le sens de l’écriture et les formes qu’elle accroche, traverse et emporte ? À la fois la fulgurance de Kolar et la tension de Frémiot : quand, par le coup de baguette magique d’Emilio Morandi, le masque à gaz est porté par un écorché ou par un homme en costume lisant son journal dans un fauteuil, on peut parler d’humour visuel.

 

            Chez Serse Luigetti, la lettre capitale imprimée en noir sur blanc ou en blanc sur noir, et le manuscrit, sont éléments plastiques couvrant la page divisée ou non en cases. L’humour visuel revient avec Pavel Zarutskiy, sous forme de photo-légende : au-dessus d’une patère, la phrase « this poem does not carry responsability for the given glances ». Et avec Hugo Pontes : un globe terrestre surplombe et couvre partiellement un clavier de lettres, dont il semble émerger. Ou des longs becs emmanchés de longs cous et leurs corps inversés comme par un plan d’eau portent des cartes portant des lettres.

 

            Humour visuel encore, peut-être, avec Rod Summerc Vec : des pages d’écriture gothique découpées en triangles deviennent confetti ou fragments d’éventail dans des compositions rappelant Arp ou Calder. Samuel Montalvetli assemble des galets, puis des photos de galets, extraits du Rio Azul. Pas de « no future » pour Julien Blaine, mais un « FOUTURrr », et surtout pas de monothéisme mais un « l’un deux » préféré à « l’un d’eux » : « Et il devint parmi les dieux, l’un deux, au côté / de Poulpo, / le poulpe originel : un dieu aux 5 tentacules /"6 en comptant la langue" précisa puis déclara / Poulpo ». Le 2, le 5 et le 6 pour échapper à l’1 ! Humour visuel et noir de Liliane Giraudon : sous un pistolet automatique, ce proverbe de l’enfer de William Blake : « He who desires but acts not, breeds pestilence ».

 

            Les poèmes processus de Gustavo Vega Mansilla sont des séquences d’images-plans comme dans la BD : les lettres capitales du mot AMOUR se dissocient, s’espacent, tombent. Ou les mots Dieu, opium, Marx, 1944, football, 2013, forment un plan oblique comme un pan de drapeau. Des flèches font partir dans tous les sens les mots d’un « autoportrait » : « mes cheveux », « mon œil gauche », « mon Tu », etc. Par la grâce d’André Robèr, des jeux de superpositions et de fondus obtiennent en noir et blanc en passant par tous les gris des compositions aussi somptueuses que les plus aurifères tableaux de Gustav Klimt. Chez Nicolas Giral, détails et parures du corps féminin jouent entre photo de chien (le mâle ?) et slogans de magazines, comme tenaillés par une double injonction. Anna Boschi Cermasi met en rapport figure géométrique, lettre imprimée, et graphie —le mot « fragile » et le cardiogramme. Chez József Bíró, des bandes de lettres relient les photos qu’elles traversent. Tictac Patrizia équilibre des figures et tracés géométriques comme des mobiles minimalistes. Les graphies et figures de Shin Tanabé sont passées au stade cerf-volant, avec de forts contrastes entre noirs et blancs intenses. Les encadrements de Cinzia Farina produisent les profondeurs de champ et les distances de fenêtres où fragments d’images (ombres, silhouettes vues de dos, bande noire) et de texte s’observent (nous observent) avec des regards inquiétants.

 

            Rendez-vous est donné en 2023 pour la 6ème biennale de poésie visuelle d’Ille sur Tet. Chapeau, André Robèr ! Depuis (au moins) Dada, Duchamp, Magritte, l’humour visuel s’affranchit et nous affranchit des formats (estimables !) du gag cinématographique et du dessin de presse pour tutoyer poétiquement les arts plastiques et conquérir sa majorité, osons même —en revenant à la photo de couverture— : son âge d’or !

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