Tueurs, Jean-Michel Espitallier par Nathalie Quintane

Les Parutions

20 juin
2022

Tueurs, Jean-Michel Espitallier par Nathalie Quintane

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Tueurs, Jean-Michel Espitallier

 

Ce livre devrait seul suffire à calmer les ardeurs et spéculations guerrières de retour de plus belle avec la situation ukrainienne — que ce livre ne laisse raisonnablement aucun espoir, on le comprend page après page, dans le détail et par la réflexion précise que l'agencement de la documentation suscite ; un premier conseil serait donc : lisez tout, lisez le même dans la foulée, en une fois, sans pincer le nez et sans que le dégoût vous fasse jamais poser ni jeter le bouquin jusqu'à la prochaine fois. Nous sommes déjà dans la prochaine fois. 

 

Tueurs est rigoureusement et méthodiquement composé, à l'image des exactions qu'il décrit : d'abord, un prologue, comme au théâtre, car nous allons entrer sur le théâtre des opérations et qu'il vaut mieux s'y préparer — Shakespeare, bien sûr (« Action sans nom. »), puis un cahier des charges, comme le lexique des termes indispensables (Table de l'écrivain, terrible mystère, vous et moi, assassins, barbarie…), suivi de la méthode (composition, image, idées, mots, vertige…), enfin, après la longue liste des pays où l'action sans nom se situe (nul n'est épargné puisque cela peut se passer n'importe où), ça commence : deux pages de description d'images, à raison de trois ou quatre images numérotées par page (jusqu'à l'image n°100), suivies par deux pages de citations entre guillemets et en italiques. Les images : des photographies, mais le plus souvent des extraits de vidéos postées sur internet.
Comme tout poète, Espitallier accomplit littéralement le mot, ici « ekphrasis », qui signifie « expliquer jusqu'au bout », épuiser son sujet par la description, et si l'ekphrasis s'applique plutôt à des œuvres d'art, c'est là que réside l'ironie glaciale du propos : ce que nous voyons par la phrase, par les phrases, ce sont des chefs d'œuvre, de ce type de chefs d'œuvre dont seuls les êtres humains sont capables, l'œuvre inédite de la torture, aussi bien que le travail mille fois répété de tortures mille fois exécutées sous toutes les latitudes quand le corps humain n'est plus que matériel, matériau, juste avant de devenir déchet et d'être balancé à la fosse ou à la benne.
Soldat nord-vietnamien, milicien Hutu, marine étasunien, SS ou officier bosniaque, garde national croate, soldat syrien, GI, sergent pendant la guerre d'Algérie, milice française, milicien serbe, pilote allemand, pilote américain, milice indonésienne, milice fasciste en Italie, interrogateur de l'armée américaine en Irak, mercenaire russe, soldat japonais… Tous racontent, tous rapportent l'excitation sans doute indépassable que ça fait, tous expliquent sans pouvoir s'expliquer à eux-mêmes pourquoi ni comment ils en sont arrivés là, sinon l'entrée dans, et l'identification à, un rôle (« Notre statut de soldat suffisait à justifier le crime et la dépravation, suffisait comme base d'une existence en enfer », dit un soldat de la Wehrmacht), la protection sans faille de l'ordre donné et de l'idée que c'est un travail (« Notre vision du monde c'était de faire le boulot, et de le faire jusqu'au bout. »). 

Jusqu'au bout, donc. A l'heure où les collections dites de « non-fiction » se multiplient et où certains ouvrages de littérature semblent parfois confondre simple retranscription et montage, il est bon de savoir qu'un poète aura fait, en 2022, le boulot jusqu'au bout. 

 

 

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