Yves Bonnefoy, Œuvres poétiques complètes, (2) par Sylvain Martin

Les Parutions

27 mai
2023

Yves Bonnefoy, Œuvres poétiques complètes, (2) par Sylvain Martin

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Yves Bonnefoy,  au risque de la parole

 

 

La parole d’Yves Bonnefoy s’est éteinte le 1er juillet 2016. Parole d’un grand poète, et dont les derniers mots auraient pu être ces quelques vers :

 

« J’ai porté ma parole en vous comme une flamme (…)
Je ne suis que parole intentée à l’absence,
L’absence détruira tout mon ressassement.
Oui, c’est bientôt périr de n’être que parole,
Et c’est tâche fatale et vain couronnement.[1] »

 

Ces vers, qui semblent écrits comme au seuil de la mort, sont pourtant extraits de l’un des tous premiers recueils poétiques de Bonnefoy. Celui que d’aucuns considèrent comme le premier d’entre tous : Du mouvement et de l’immobilité de Douve. Recueil parut en 1953 et qui fit la renommée de son auteur. Nous retrouvons aujourd’hui cette œuvre majeure au sein du précieux recueil de ses Œuvres poétiques, élaboré par ses soins en vue de sa parution dans la prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade.

Peu d’écrivains, on le sait, on eut l’honneur de figurer de leur vivant dans la très renommée collection de Gallimard. Yves Bonnefoy fait partie de ces rares écrivains qui ont été sollicités par le comité directeur, avant que de décéder sans avoir vu ce projet aboutir. Si certains élus récents ont pu être sujets à controverse, d’autres font l’unanimité. C’est le cas d’Yves Bonnefoy, comme ce fut le cas de son compatriote en poésie, Philippe Jaccottet[2]. On ne peut s’empêcher d’établir entre le poète vaudois, disparu en 2021 et le poète d’origine tourangelle, disparu en 2016, un parallèle. Outre l’amitié qui les liait[3], on trouve de nombreux points communs en écriture : un grand intérêt pour la critique d’art, pour la poésie de prose ainsi que pour la réflexion théorique, mais également une importante activité de traduction.

Dans ce riche volume, nous trouvons donc réuni l’ensemble de ses œuvres poétiques. De son premier recueil, Le Cœur-espace (1945) au dernier, L’Écharpe rouge (2016). Plus de soixante-dix ans d’écriture donc. Prose et poésie, on le sait, se confondent chez Bonnefoy. Il n’est qu’à jeter un œil dans ses fameux « entretiens sur la poésie[4] » pour se rendre compte à quel point la musicalité poétique habitait entièrement l’homme.

Si le rapport « vers / prose » est essentiel chez Bonnefoy, un autre rapport, tout aussi essentiel, s’établit entre poésie et image. Daniel Lançon et Patrick Née le rappellent dans leur avant-propos : « (…) la légitimité des images au cœur du processus poétique, selon un double déploiement : d’une part la production collective, d’autre part l’œuvre personnelle.[5] » Et Alain Madeleine-Perdrillat ajoute, dans le texte d’introduction qui suit : « Ainsi la peinture joue un rôle essentiel dans l’évolution et l’apaisement de la poésie d’Yves Bonnefoy[6] ». Par œuvre collective, ils entendent l’aventure de la revue L’Éphémère, dont Bonnefoy fut l’un des fondateurs et l’un des principaux animateurs, aux côtés d’André du Bouchet, Jacques Dupin, Gaëtan Picon, Louis-René des Forêts, Paul Celan et Michel Leiris. Par œuvre personnelle, ils entendent les nombreux ouvrages que consacra Bonnefoy à l’art et aux artistes, qu’ils fussent de son temps ou non : Rome 1630, l’horizon du premier baroque[7], dans lequel sont évoquées les figures du Bernin, de Michel-Ange, de Poussin et de Vélasquez. Mais aussi, et surtout, sa monumentale monographie consacrée à Alberto Giacometti[8], ouvrage-somme, qui offre l’une des visions les plus exhaustives de cet artiste majeur du XXème siècle. Et de fait, dans l’ouvrage qui réunit aujourd’hui ses œuvres poétiques, la dimension esthétique est bien présente. Pour preuve, le magnifique carnet poético-intime que représente L’Arrière-pays, l’un des plus beaux textes de Bonnefoy (son chef d’œuvre selon ses préfaciers), superbe voyage dans les paysages et les œuvres. Si l’on peut toutefois regretter que les nombreuses reproductions accompagnant l’ouvrage soient en noir et blanc[9], cela ne gâte en rien l’extraordinaire beauté du texte. Des œuvres visuelles autant que poétiques, c’est également ce que sont les trois parties des Récits en rêve (Rue Traversière, Récits en rêve, 2 et La Vie errante), donnés ici dans leur ordre chronologique de composition, selon la volonté de l’auteur.

Yves Bonnefoy, c’est également une grande proximité avec d’autres poètes : Rimbaud, Baudelaire, Breton, Shakespeare, Yeats. A chacun, il consacra une voire plusieurs monographies[10]. Ce rapport essentiel et fondateur qu’entretient Yves Bonnefoy avec ses pairs est également présent dans le volume de la Pléiade. De ci de là, en complément des ouvrages proprement poétiques, nous trouvons quelques extraits d’entretiens ou quelques textes théoriques qui donnent toute la mesure et l’importance de la réflexion esthétique qui fut celle du poète. C’est du reste l’un des grands intérêts de cet ouvrage : nous donner à lire à la fois les œuvres poétiques en soi mais également, en regard, les réflexions critiques qui les accompagnent.

Mais la part immergée de ce continent, rendu ici visible, est sans nul doute l’œuvre de traduction. Elle est, en effet, à la fois considérable et essentielle. C’est avant tout par elle que s’entame réellement le dialogue entre Bonnefoy et les auteurs qu’il aime. Et ça n’est certainement pas un hasard s’il a désiré voir figurer dans ce volume une partie de son travail de traducteur, contrairement à son confrère Philippe Jaccottet, dont le travail dans ce domaine est tout aussi considérable. Yves Bonnefoy juge cette production, que d’aucuns considèrent souvent comme strictement alimentaire, comme faisant pleinement partie de son œuvre de poète. Et ainsi, à travers la voix de Pétrarque, de Leopardi ou de Yeats, c’est aussi celle du poète Bonnefoy que l’on perçoit.

Ce sont donc toutes les facettes de cette œuvre gigantesque qui sont représentées dans ce volume. C’est ce qui en fait son principal intérêt et le rend, à ce titre, indispensable.

 

 

 


[1] Du mouvement et de l’immobilité de Douve, Œuvres poétiques, p.74.

[2] Le volume des Œuvres de Philippe Jaccottet a paru en 2014.

[3] Voir à ce sujet leurs échanges dans Y. Bonnefoy, Correspondance, t. 1, Les Belles Lettres, 2018, p.789-834.

[4] Lectures essentielles pour pénétrer l’univers de Bonnefoy : Entretiens sur la poésie (1972-1990), Mercure de France, 1990, L’Inachevable. Entretiens sur la poésie, 1990-2010, Albin Michel, 2010, L’Inachevé. Entretiens sur la poésie, 2003-2016, Albin Michel, 2021.

[5] Œuvres poétiques, p. XXI.

[6] Ibid., p. XLVI.

[7] Flammarion, 1970.

[8] Alberto Giacometti. Biographie d’une œuvre, Flammarion, 1991.

[9] Dû à des contraintes économiques sans doute. Mais que le l’on songe aux volumes consacrés aux écrits sur l’art d’André Breton ou d’André Malraux.

[10] Citons notamment Notre besoin de Rimbaud (Éditions du Seuil, 2009), Sous le signe de Baudelaire (Gallimard, 2011), Le Siècle de Baudelaire (Éditions du Seuil, 2014), André Breton à l’avant de soi (Farrago / Éditions Léo Scheer, 2001), Shakespeare et Yeats (Mercure de France, 2017), Shakespeare : théâtre et poésie (Gallimard, 2014)

 

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Le commentaire de sitaudis.fr

Édition établie par Odile Bombarde, Patrick Labarde, Daniel Lançon, Patrick Née et Jérôme Thélot ; Avant-Propos Daniel Lançon et Patrick Née, Préface Alain Madeleine-Perdrillat, « Yves Bonnefoy, "Et poésie, si ce mot est dicible" »
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2023
1808 p.
79 €

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