Calepin #1 par Nicole Caligaris

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

Calepin #1 par Nicole Caligaris

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La cliente — Ch'suis fatiguée.
La patronne — Ah c'est le temps…
La cliente — Non, c'est que ch'suis debout depuis c'matin.

 

Jardin des plantes, je remarque au passage deux jeunes femmes à l'unisson dans une même attitude, un même geste : elles sont de dos, assises sur un banc orienté vers le manège, chacune avec son téléphone photographie quelque chose que je ne vois pas, un gamin en train de tourner je suppose, que je ne vois pas, parce que mon regard est attiré par ce double dos. Un peu plus loin j'y repense, quelque chose fait que cette image s'est imprimée dans ma conscience. Elles sont asiatiques, je le sais, pas tellement à leurs longs cheveux lisses et noirs, mais bien davantage à leur position, les pieds tournés vers l'intérieur, le dos parfaitement droit, une équerre impeccable, souple, mobile sans quitter son axe vertical.

 

Éric Antoni, le musicien qui faisait travailler le piano aux élèves ingénieurs de Telecom-Paris, à l'époque où l'école était sur la Butte-aux-cailles, s'amusait du fait que les élèves chinois avaient spontanément la bonne position de corps, dès qu'ils se plaçaient sur le tabouret, même ceux qui n'avaient jamais approché un clavier, le dos droit, mobile, contrairement aux autres débutants qui devaient d'abord apprendre cette position qui libère le mouvement des bras, des mains.

 

Ce que je remarque, dans les vidéos disponibles sur internet, c'est qu'un pianiste comme Thelonious Monk, qui n'avait pas appris la position classique, qui jouait de la pulpe des doigts étendus à plat sur les touches, quand ça n'était pas du coude, Monk se tenait au piano le dos parfaitement droit et libre de mouvements, dont il ne se privait pas, car Monk était aussi un danseur, comme il s'amusait à le montrer quand ça le prenait, en se mettant debout pour faire des tours sur lui-même et danser, apparemment indifférent au public à qui il tournait le dos, on le voit, sur trois photos conservées par Pannonica de Kœnigswarter, danser de la même façon, en chemise, chez elle, les yeux fermés, complètement absorbé, la cigarette entre deux doigts, tout à lui-même.

 

Monk était une énigme. On peut l'entendre, dans des archives INA de décembre 69, au moment de son passage salle Pleyel, détruire les espoirs d'intervieweurs benêts (pour le dire avec indulgence) en répétant les termes de leur question hôn avec une lenteur de cosmonaute, le regard fixé devant lui, ça n'est pas qu'il se ferme, il répond, mais en répondant à plat, il répond par un silence, c'est ce qui casse tout le jeu des conventions et de la docilité, des attentes implicites et de l'emprise, les traquenards du langage, sous son travail de signification.

Dans les dernières années de sa vie Monk ne parlait plus du tout. Il regardait New York de l'autre côté du fleuve, par la fenêtre de la maison de Pannonica, le dos tourné au luxueux piano à queue qu'elle avait fait installer pour lui et qu'il ne touchait plus.

 

Il paraît que le peintre Ingres corrigeait les dessins de ses élèves au passage, de l'ongle du pouce, en gravant un trait dans la feuille. C'est Roberto Calasso, traduit par Jean-Paul Manganaro, qui rapporte l'anecdote dans La Folie Baudelaire. Calasso parle, à propos de ce trait gravé, d'une "puissance muette". Qu'est-ce que ça peut bien être ? La présence d'Ingres ? Une présence sans explication, sans discours, sans intention préalable ni calcul, une conviction, imprimée dans le papier.

 

La petite Ruth, filmée par l'artiste néerlandaise Rineke Dijkstra, est en train de dessiner. Nous ne voyons ni son dessin, ni le modèle qu'elle dessine, nous ne voyons que Ruth, assise par terre, de profil, elle porte l'uniforme d'une école anglaise, gris à cravate rouge, le dos courbe, les deux jambes tendues, nous ne regardons que l'application de Ruth, nous sommes tout à cette étonnante, à cette puissante présence d'enfant que le cadrage concentre, retranchant tout autre élément de notre champ de vision, créant une scène où la présence de Ruth se produit, les expressions de son visage, la position de son corps, les gestes de son bras, de sa main, pour tracer son dessin de façon appuyée, ses regards quand elle consulte le modèle, proche de l'objectif, ce qui fait que nous voyons Ruth regarder vers nous avec cette attention soucieuse, interrogative, que nous lui portons nous-mêmes, placés derrière l'objectif, du point de vue de Rineke Dijkstra qui a la première porté cette soucieuse attention interrogative sur le corps et le visage expressif de Ruth en train de dessiner une œuvre qui représente un visage dont les traits synthétisent cette expression changeante, tourmentée, comme le visage de Ruth a l'air d'être tourmenté par cette tâche de dessiner, à la Tate Liverpool, d'après La Femme qui pleure, de Picasso.

 

L'œuvre très subtile de Rineke Dijkstra soulève un soupçon, pas plus, dans ses brèves vidéos présentées ces jours-ci à la Maison Européenne de la Photographie, rigoureusement cadrées de façon frontale, immobile, exclusive de tout élément autre que la petite danseuse ou les petites gymnastes filmées en train d'exécuter leurs figures avec un étrange consentement à leur tourment, le soupçon de l'emprise des attentes adultes sur les corps d'enfants.

 

…à suivre.