Calepin #5 par Nicole Caligaris

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

Calepin #5 par Nicole Caligaris

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Le gamin doit avoir 13 ans, sa voix commence à s'enrouer, à prendre un grain qui lui donne quelque chose, je me demande si la mue, si cet éraillement de la voix ne joue pas son rôle dans l'indocilité des garçons adolescents, ce grain lui donne quelque chose de narquois peut-être, à cette voix, un décalage d'avec son corps d'enfant, je ne sais quel autre sans âge s'exprime dans cette voix qui se distingue de ce corps. Le garçon monte lentement la petite pente de la rue Soufflot, derrière lui, un plus petit, à lunettes rondes.
Le grand, de cette voix enrouée qu'il fait traîner, comme son pas :
— Qu'est-ce que ça fait de survivre ?
Le temps de m'installer au Gay Lussac qui va m'estamper de 6 € records pour un café crème, je les vois revenir tous les deux, galopant le galop de leur âge véritable, deux baguettes sous le bras.

Attablés en terrasse du Septime, rue de Charonne, ils sont jeunes, ils sont beaux, ils sont à l'aise, leurs vêtements seyants, chics et décontractés, leur minceur idéale, leur façon de parler, de poser leur voix, leurs gestes, mesurés de l'exacte mesure de la courtoisie, pas la plus petite part de brusquerie, de maladresse, tout est parfaitement placé, rien à voir avec les gamins du même âge, ceux du quartier, qui passent en bande sur le trottoir, entre les tables, un peu trop gros, un peu trop brutaux, un peu trop méfiants, ou défiants.

Dans les rues populaires, les garçons ont cette habitude de parler à tue-tête, quel que soit le sujet de la conversation. C’est peut-être pour « tenir le trottoir », selon l'expression que j’ai entendue dans la bouche de Jean Rouch, à propos de sa propre adolescence dans la France occupée. « Tenir le trottoir », disait Jean Rouch, c’était ne pas le laisser aux Allemands, quand on en croisait, comme si c'était une évidence ; c’était faire masse, de son corps, avec ses copains, et les forcer à descendre sur la chaussée pour céder, au moins le passage et peut-être un peu l’honneur. Pour ces garçons du même âge, quatre-vingts ans plus tard, dans les rues des quartiers, « tenir le trottoir », c’est peut-être un peu se rendre maîtres de l’espace, maîtres de la portion de cité qu’ils traversent, socialement invisibles, mais au moins sonores, extrêmement sonores.
— Avant, la mienne, elle me faisait des câlins, quoi…
— La mienne elle voulait tout le temps me faire comme ça…
— Moi, avant, quand elle me faisait ça, je me tirais de ses pattes…
— Ouais, lui, sa reum…
— A’rès c’est pas pareil…
— Quand t’arrives à un âge, ta daronne, elle te regarde même plus.

Une voiture remarquable, BM ou autre marque convoitée, se trouve ralentie dans un encombrement. Deux jeunes hommes à bord, vitres fermées, rap à fond.
La voiture avance un peu, s'arrête, avance encore, s'arrête, etc.
Sur le trottoir, un homme sans âge, pas exactement un clochard mais chaussures éculées, pantalon trop large pour sa taille, en accordéon, veste défraîchie, il marche à grands pas mous et il suit les déplacements de la voiture. Quand elle est à l'arrêt, il s'arrête, fixe ses occupants, la tête inclinée, l'air d'attendre impérieusement quelque chose. Il n'a pas l'air de mendier. Il n'ouvre pas la bouche. À l'intérieur de la voiture, les jeunes gens impassibles ne cherchent pas à l'éviter des yeux.

…à suivre