JOURNAL 2019 (extraits, 2) par Christian Prigent

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

JOURNAL 2019 (extraits, 2) par Christian Prigent

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20/08 [évite ton dieu]

 

Le vieil ara ricane, perché sur mon épaule : Melancholia ! Seule la prise d’initiative écrite sur les sommations du monde peut lui couper le sifflet. Non à la macération désœuvrée. Rentre en toi, écris. Même si rien que fignolages maniaques. Utiles qu’à ça : narguer l’oiseau.
Ces jours-ci : coupes sévères dans les écrits sur la peinture. J’espère dégager les oreilles des plus anciens du poil de kitsch années 70.
Longues séances vouées à ça, tout le jour. Ça fait taire la rengaine : l’apitoiement narcissique sur fatigues, vieux corps, désirs ramollos, monde cruel, silences et incompréhensions.
Merde au vieux fond de taedium vitae !
Renverse, craduis : évite ton dieu !

*

28/08 [merci la sauterelle]

hop la sauterelle !
                              Z
                                     zip !
la brèche !

                    cesse
de nous emmerder les délicatesses
herbe informe
                    soupe
de l’incompréhensible !
                      

l’insecte épingle au paillasson
                                                  (paille
                                        foutre
                                                  poudre
                                       faille)
un peu de sens sec :
zut au magma d’émoi !

*

 

27/09 [cinéma du réel]

Les livres des amis. Quand ils arrivent : crainte d’être déçu. Sinon : joie de ne pas l’être. Alors : comprendre comment ça marche. Prises de notes. Embryons de compte-rendu.
Je reprends un brouillon de 2017 : sur Érudition, d’Alain Frontier.
C'est du cinéma.
Haut de page, en bande passante : un récit. Il déroule un plan « moyen », celui des premiers temps du cinéma : théâtre frontal, sans variation des focales. La narration défile comme les traductions qu'à l'usage des non polyglottes on projette au-dessus des scènes jouées en langue originale.
Bas de page : des notes. Zooms sur des gros plans (précisions lexicales et rhétoriques) ou panoramiques sur des lointains qui creusent la profondeur du champ (histoire, géographie).
Le dispositif des deux niveaux dédouble la focale et défait l'illusion mimétique (le pacte narratif) : premier effet d’écriture.
Le texte consiste dans la couture des niveaux. L’effet est le plus souvent malicieux. La drôlerie vient de l'écart entre la platitude voulue de la narration (récit objectivé) et le luxe pince-sans-rire des explications (vertige encyclopédique) : deuxième effet d’écriture.
C’est un fait de composition : de montage (Bresson disait que le cinéma était dans les raccords du montage). Les moyens rationnels de cette composition (esthétique du probant) produisent l’effet sensoriel (esthétique du touchant). Ainsi se rencontrent les deux Frontier : le narrateur biographe (l'écrivain) et le grammairien érudit (l'écrivant). Ils se saluent gaiement l’un l'autre : « bonjour, Monsieur Frontier ! »
Le réel senti (la particularité d'une vie) ne se représente que parasité et fondu par une généralité imprenable à force d'être étoilée et dispersée en savoirs, certes positifs, mais surtout comiquement hétéroclites. Étoilement des plans, variation des focales, trouées saugrenues, rythme des sutures suggèrent une difficulté à nommer. Mais affirment en même temps qu’écrire ne répond qu’à la tentation de cette difficulté. En multipliant les tentatives de nomination savante et les départs avortés de fiction (les amorces de « romans » que constituent plusieurs notes).

*

30/09 [actions restreintes]

Clémens (mail, ce matin) : « comment contre-injecter dans la société l’expérience de poésie ? ». Je rumine, une fois de plus : actions très restreintes. Pas que publications (confinées au « milieu ») : pédagogies (enseignement, critique). Le choix de ne faire que poète (ne travailler qu’à ça, ne vivre que de cela) : insoutenable.
Les performances (lectures) : plutôt ailleurs que dans les lieux consacrés au livre (à la vie du demi-monde littéraire). Tout vaut mieux, quand c’est possible, qui soit autre : écoles d’art, festivals de musique, théâtres…
Bibliothèques, librairies : n’y viennent que ceux qui croient savoir ce qu’est la littérature. Festivals (de poésie) : que ceux qui croient savoir, pensant en faire, ce qu’est la poésie. Plutôt aller où ces savoirs a priori ne font pas loi : laissent le non-savoir ouvrir la pensée.
Codicille : pas n’importe où ni avec n’importe qui. Peu conforment leurs pratiques réelles de publication à leurs tonitruantes déclarations de radicalité. D’autres, par paresse, ruse ou inconscience, font comme si la question ne se posait pas. Ils ont tort. J’ai tort quand je ne me la pose pas plus qu’eux.

*

02/10 [grumeaux]

Dès qu’on parle à plus de deux : potin d’« actualité ». Contenu : le souci social prescrit (argent, tourisme, sexe), les rumeurs du « spectacle », la bien pensance politique (connivences, opinions et indignations de « réseaux »). Forme : le jargon tous publics. Rien n’y affleure du singulier pensif (né d’une intimité mal embouchée, inquiète d’elle-même, irréductible aux représentations idéologiques). On parle, verrouillé de servitude volontaire, une langue de clientèle (commerciale et électorale).
Certains écrivains, eux-mêmes verrouillés par un rêve de convivialité démocratique, pensent que  pour être entendu c’est cette langue qu’il faut parler : ni plus haut ni plus bas, pas plus singulier, pas moins uniforme, pas moins « lisible ». Avec comme seul extra ornemental les niaiseries décérébrées de la poésie des printemps et des festivals.
Il n’y a rien à céder à cela.
Ça ne concerne pas que les écrits sophistiqués. Le babil aliéné fait sans discontinuer couler sur nous son robinet. Nous nous répandons avec, dans l’ahurissement quotidien. Mais on peut toujours introduire dans la coulée quelques grumeaux indigestes qui gênent et finiront (peut-être) par faire secousses, coupures, ouvertures. Non par la contradiction rationnelle, la contestation du propos, l’opposition de l’opinion. Plutôt en séchant ludiquement le flux : bêtes sarcasmes, calembours idiots, paradoxes provocants, rires, voire silences. Au jour le jour, même dans l’intime. Au risque, forcément, d’un retranchement rogue. Et du diagnostic qui s’en suit :  esprit qui nie, ours, merdeux.

*

05/10 [une goutte de lait]

des cuvettes du firmament
petit homme dès qu’étant né
tu files au néant
                           
le Léthé

pleut pas de bol son jet
de non-oubli : ça fait
un trou de face hallu
ciné (moi) c’est foutu

*

 

07/10 [home cinéma : western à l’envers]

Missouri breaks (Arthur Penn, 1976). Prologue : trois cavaliers dans la prairie du Missouri. Parlent, paisibles, derrière les fleurs caressées de vent, d’un monde qui s’en va (moins d’herbe, trop de voleurs, plus de morale : ravines dans les têtes comme dans la plaine, décentrement de l’espace, du temps, des pensées).
L’un des trois est morose. Sans plus. Cut. Une autre image déboule, non commentée : le jeune homme à la triste figure, corde au cou, sur son cheval. Éperonne lui-même la bête. Spasmes. Fin de la séquence. Causes de la pendaison, détails de sa cruauté : ça viendra après, par petites bulles disséminées au long de la fiction.
Penn entre à l’envers dans le western (il renverse sa ligne narrative). Après : décentrements, contrastes, torsions, lacunes (narration baroque).
Par exemple : une demoiselle directe (insoumise au code) pousse au lit un brigand réticent (soumis au code). Et hop : l’idylle. Soit : inversion (topos baroque) de l’ordre narratif et moral. Celui où, au moins en français, on se vouvoie, devient amoureux, couche, se dit tu : où le spectateur sait que les héros ont couché parce qu’ils se disent tout d’un coup tu.
Autre : dans leur ranch (ils y rassemblent les chevaux qu’ils volent), les outlaws se font des niches puériles, élèvent des poules, papotent : dures enfances, pourquoi je suis mauvais, de petites causes (feu sur le chien qui lécha le beurre !) à grands effets (destins criminels), vrac de lieux communs, essais d’aphorismes. Mais par désœuvrement, brefs flashes de mémoire, coq-à-l’âne, pensées vite suspendues. Tarentino s’en souviendra.
L’image aussi est baroque. Vives alternances de très gros plans (visages, armes) et de panoramiques immenses (à côté : Sergio Leone). Les fonds (paysages profonds, surfaces fuyantes du fleuve Missouri, forêts canadiennes) viennent manger les devants où s’agitent, figurines minusculées, des héros dérisoires. Symétriquement, les premiers plans (corps des protagonistes) reculent vers des fonds qui les décentrent et les effacent, avalés par la pénombre des maisons (l’intérieur) ou la lumière des ciels et des eaux (l’extérieur). Voire : les corps se noient dans ces fonds (Randy Quaid, as Little Tod). Ou finissent brûlés par eux (Dean Stanton, as Calvin). Entre fonds et premiers plans passent des guirlandes de chevaux comme passent biches et lapins derrière les batailles de Paolo Uccello.
Restait à concentrer sur une figure les attributs du baroque (au sens, du coup, de : tordu, braque — étrangement inquiétant). Voici Marlon Brando, as Lee Clayton, le « régulateur » (oxymore de la régulation, en vérité). Jamais tout à fait dans le champ : rêveur, nocturne, absent, non vraiment « concerné ». Spectaculairement présent, cependant : occupant all over l’écran. Thorax en tonneau sur pattes grêles, chapeaux hyperboliques, vaste veste à franges, travestissements (à la fin : en terrificque Ma Dalton), pistolets ornés, jumelles (ça floute et ça zoome), tactiques sinueuses, bricolages à la Buster Keaton, rires inquiétants, silences pas moins. Il sature espace et récit d’une hésitation effrayante entre bouffonnerie rococo et violence dramatique sur-jouée à force d’affectation de froideur maniériste.

*

10/10 [Adam sur la grève]

d’entre les criards avinés sur la dune
extirpa sa cuisse une
Eve et cria :
ici, Barrique ! — c’était
un chien vorace des
bernaches il fut d’un coup au ciel

mais zéro poil plume aisselle
iodée de Vénus au zodiaque :
un grain cribla les flaques
autant pour mon crachat

Adam (au ciel) : à bas !
qu’avec les chiens
fuyards les oies sans fin
inassouvies y trempe non
un front d’homme bruyant mais son
pied le plus sale

et à la douceur des vases : avale !