JOURNAL 2020 (extraits, 1) par Christian Prigent

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

JOURNAL 2020 (extraits, 1) par Christian Prigent

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 07/01 [l’eau des émois]

 

Rêve de la nuit, déjà très effacé. Sensation vive, sous ma main, des cheveux de N. (le bouclé serré — toujours là, dans ma paume, depuis trente ans, pas seulement dans mes nuits). Bout de décor, derrière : l’armoire avec la glace où je vis jadis s’encadrer, narquoise, la nudité de N. Pas de corps au delà de la face  auréolée au néon, bouche ouverte sur le trou d’ombre interne. Flash d’éclaboussures : j’urine sur ce visage. Elle rit. Je pleure. Au réveil : cœur serré, angoisse et joie. Rires, pleurs, urines : l’eau des émois. Unisson de dégoût et d’approbation éperdue — jusqu’à l’écœurement. Pitié pour moi, mon inconscient ! 

 

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10/01 [cyclisme]

 

Le vélo : plaisir. Il ouvrait l’espace à l’adolescent. Mes courses d’aujourd’hui, modestes mais assidues,  aèrent le neurone. Aux plus nobles altitudes du symbolique : l’épopée du Tour de France. Mais peu de place à l’Olympe pour les métronomes victorieux : Anquetil, Indurain. Plutôt les guérilleros : Charly Gaul, Roger de Vlaminck, Julian Alaphilippe ; les pittoresques : Roger Hassenforder, Abdel-kader Zaaf ; les perdants obstinés : Nello Lauredi, Poulidor ; les victimes : Gérard Saint, Roger Rivière, Tom Simpson, Franz Vandenbroucke. À chacun son romantisme banal, le quart d’heure midinet dans son quotidien  ! 

 

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11/01 [Chino au bocage]

 

l’herbu boit sans roter le sang
du cou du poulet tchac ! tranché

  

mais au billot des dents
brillent quand même dans
la viande ô  mauvais monde !

 

leurs baves vont en bouillons
pourpres au bas des abattoirs
gaver d’hormones le pauvre ru

 

il livre la manne aux plumes
qui claquent du bec dans l’écume

 

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15/01 [nazisme]

 

Libres d’obéir (Gallimard). Johann Chapoutot synthétise l’idéologie nazie :
1/pathos de « vitalité », rejet de tout système étranger à la « vie ».
2/discours structurés par les métaphores « organiques » et le registre « biologique ».
3/Appel non à la « loi » (abstraite, rationalisée) mais au « droit » (instinctuel, vivant, « naturel »).
4/Seules lois : celles de la « nature » (les « forces vives »). D’où : racisme, darwinisme social, eugénisme, élimination des faibles, des non performants.
5/Valeurs positives : la nature, le sang, l’identité raciale. Valeurs négatives : l’artificiel, l’universel.
6/Famille, paroisse, corporation, association, communauté raciale (nécessité « naturelle ») ; et non nation, humanité (invention « culturelle »).
Ce tableau s’imprime sur notre paysage idéologique et culturel. Il invite primo à ne jamais s’abandonner sans méfiance, sans distance critique, à l’euphorie « naturaliste » à quoi porte le légitime souci écologique ; deuzio à ne rien céder aux logiques « communautaristes » (particularistes, antirépublicaines, religieuses, familiales, tribales, raciales).

 

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20/01 [sempre da capo]

 

« La poésie est-elle irréductiblement et profondément inutile ? » me demande la revue Sarrazine.
Reprenons : écrire touche à la langue. La langue : ce qui, pour les parlants, forme le monde — l’entre-nous que l’idiome trame, rend socialement habitable, institue comme « réalité ».
Écrire touche à cette « réalité » (à cette articulation des représentations). Et lui oppose sa « fiction » : non une construction imaginaire mais un autre type de façonnement du monde, supposé plus juste.
Rien de plus utile que cette « fiction » : elle sert les hommes. Elle leur sert à être ce qu’ils sont (des « parlêtres ») jusqu’au bout de la liberté qu’implique le fait qu’ils le soient. C’est-à-dire qu’ils ne soient pas que des organismes machiniques assignés au pragma biologique, aux échanges utilitaires et au pseudo réalisme politique.
Certes, ces « fictions », le plus souvent, ne sont que peu autres, ne façonnent rien d’inouï. Et n’ont donc que peu d’intérêt : répliques narratives des phénomènes, déclarations d’opinions, ornements rhétoriques, pseudo-suppléments d’âme.
Mais, parfois, quelques-unes dessinent des écarts violents et ouvrent du même coup le « monde » : indiquent qu’il existe d’autres possibilités de monde que la version qu’en donnent les discours qui prétendent nous soumettre à leur loi : aux modes d’organisations morales, sociales et politiques que promeut l’idéologie dominante.
Seules celles-là sont utiles : méritent qu’on s’y intéresse, qu’on rejoue avec elles sa vie.

 

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22/01 [patriarcat]

 

Autre question de la même revue : « Le patriarcat continue-t-il de définir les codes de ce qu'on appelle poésie et à en autoriser ou non l’accès ? »
Faire poésie : creuser l’exception qu’on est (comme chacun — poète ou pas). D’où parle alors, singulièrement, un poète qui se mêle de questions sociales d’ordre général ? Qu’est-ce que la singularité de son expérience a à dire qui recentre et déplace utilement ces questions ?
J’ai eu accès à la poésie par la bibliothèque « patriarcale » (celle de mon père — du « maître » qu’il était) : accès aux textes et aux codes pour les lire. M’en suis trouvé, pour le moins, remué. Par Lucrèce : la musique allitérative et la trouée de pensée « matérialiste » dans le mur de la prose théologique, juridique et politique du patriarcat romain. Par les baroques et les précieux (les précieuses) : leur résistance au mâle discours des classiques. Par la fluidité sensorielle des romantiques telle qu’elle fuit hors de la rationalité des Lumières. Par l’action de Baudelaire puis de Rimbaud contre la dictée des grammaires totalitaires. Par la « vague de rêves » surréaliste, lancée contre la raison castratrice. Par Ponge, méditant de s’adresser à « la féminité du monde ». Etc.
Disons que les pères savent donner à leurs fils les verges pour les battre, voire les abattre.
Envers cette bibliothèque et ce qu’elle ouvrait de chances de liberté, ma mère (le pouvoir qu’elle exerçait dans l’univers domestique — en somme : sa détention effective du phallus) n’était qu’ignorance dédaigneuse, ne manifestait que méfiance. Envers mon désir de m’y inscrire : franche hostilité, manœuvres culpabilisantes pour m’en dissuader, haine déclarée pour ses résultats, insultes explicites :
« obscurités ! incongruités ! obscénités ! ».
On n’en sort pas indemne de doutes sur le sens que peut prendre le pouvoir des femmes. Je ne souhaite pas étendre le sens de la leçon. Mais ne peux pas ne pas la retenir. Elle me retient de trop croire à un dispositif qui opposerait les poisons du patriarcat aux ruisseaux de miel du matriarcat. Même si je sais bien que ce qui met du brouillard dans mes lunettes c’est en l’occurrence ce qui de la mère, comme disait Lacan, vient « contaminer la femme ».
Je ne peux m’empêcher de douter qu’un féminisme puritain gavé de moraline maternelle (certissima mater) soit plus à même que l’inquiétude des pères (semper incertus pater) d’entendre quelque chose à (et de faire entendre quelque chose de) la dissidence poétique (son exception aux discours de la Loi) ; et plus enclin à lui laisser l’espace nécessaire à sa volonté d’ouvrir le monde, d’en fissurer le mur de représentations.
Ce qu’on voit plutôt, un peu partout : acharnement à ne rien comprendre et à ne rien admettre de la fonction sublimante de l’effort poétique tel qu’il s’affaire à traiter le/du « malaise dans la civilisation » (le « mal » ontologique, les excès imparables de la sexualité : Baudelaire, Bataille, etc.).
Je note ici que plusieurs mères ont eu du mal avec les écrits de leurs poètes de fils (Hölderlin, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud : non des moindres). C’est sans doute que lesdits fils écrivaient dans le rêve de refonder leur nom et leur vie, de se ré-enfanter eux-mêmes autrement (contre les « mères » : contre la dictée biologique et contre la grammaire impérative de la langue qu’on dit justement, savoir pourquoi, « maternelle »). Ils rêvaient en somme d’être quelque chose comme des « erreurs de la nature ». Au risque de voir fulminer contre eux ladite nature : « ô, nature ! ô, ma mère ! ».

 

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25/01 [épopée]

 

À l’épopée, il faut un fondement d’assentiment mythologique (Homère), politique (Virgile), théologique (Dante), religieusement enluminé par la « merveille » (le cycle du Graal). Quand Ronsard (La Franciade) et, pire encore, Voltaire (La Henriade) s’y collèrent, c’était trop tard : plus d’assentiment communautaire profond, ni de soubassement idéologique cohérent — donc plus de « chant » souverain, mais une rhétorique kitsch affairée à rapiécer des mondes en lambeaux, un formalisme exsangue.

Ezra Pound compose ses Cantos. Il les pense comme épopée. Fondements de cet épos : les spéculations économiques et linguistiques transculturelles de l’auteur. Il rêve. La plénitude de ce rêve est dans ses lacunes. C’est elles qu’on voit agir sur la page « poétique » : trouées, lapsus, glissades, dérive de temps et d’espace éclatés, versets en marches d’escalier — et l’esprit du même. À côté, l’opacité du fantasme idéologique de Pound et sa crispation politique (Mussolini, le fascisme) : effort désespéré pour boucher par le discours les trous du poème.[1]

Le sujet qui parle dans les Cantos n’est pas un je individuel, subjectif. Ce n’est pas pour autant un nous (un fantasme d’élocution collective). C’est plutôt une sorte de logiciel. Cet appareil est à la fois personnel (sa marque est labellisée par des traits précisément repérables), à la fois impersonnel (ce n’est pas qu’un mégaphone pour les opinions du locuteur Pound ou un gueuloir de ses émotions). Il traite le texte de l’histoire et des formations culturelles. Il ordonne ce texte (id est : en désordonne la linéarité, le met en lambeaux, le coupe et le recolle, redistribue ses segments en flashes et concrétions disparates). Au bout du compte ça donne un montage à la fois collectif (c’est une version lacunaire et recalibrée de l’ensemble dit « histoire et civilisation ») et singulier (la re-saisie rythmique, prosodique, calligraphique et sonorisée n’appartient qu’à Pound, elle est la trace de son « âme » verbalisée : « toute âme, dit Mallarmé, est un nœud rythmique »).

 

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29/01 [avec Hölderlin]

 

Meines Herzens Bild zu finden
Bei den Schatten oder hier oh oui
on tire son ombre toujours
plus vite des ombres que ces ombres
mêmes : je suis ici, je vis !

 

les trains plus loin fumant forment
un visage il a une âme elle pue
dans l’écharpe de zibeline
et c’est la nuit tout grince et passe

 

rince dedans ton rêve petit homme et file
idiot à tes tanières de vapeur en riant

 

[1] Le Holocaust de Charles Reznikoff est aussi une épopée : coagulée en chant funèbre par le dénudement strictement objectif du génocide (soit : la plus inhumaine des formes de l’assentiment idéologique d’un monde à l’immonde).