JOURNAL 2020 (extraits, 2) par Christian Prigent

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

JOURNAL 2020 (extraits, 2) par Christian Prigent

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02/02 [les risques du sublime]

 

Pierre Chopinaud, Enfant de perdition (P.O.L). Belle langue, dense. Narration emportée par une évidente profondeur de sentiment/pensée (une vision de l’Histoire). 
Mais densité et profondeur sont sur-jouées. L’auteur : « voyez à quel point j’écris ». Syntaxe customisée jusqu’au rococo. Elocution poisseuse de sérieux. Guère de variantes de rythme. Sauf quand, pour raconter plus vite, on oublie d’écrire : reste alors un scénario relâché, une trame de feuilleton.
Chopinaud, enfant de Guyotat, voudrait relever les défis de Tombeau pour cinq cent mille soldats. Ou, plus prudemment, des récents récits autobiographiques. Il en a, en mineure, certaines des qualités : sens du détail sensoriel saisissant, élan volontiers épique, puissance d’élévation de l’anecdote au mythe. Il en a aussi, grossis, les défauts : emphase, kitsch « parnassien », sublime sur-indiqué.
Peut-être voir ce livre (et les échos qu’il suscite) comme un symptôme. Celui du manque creusé par ce qui,  écrit dans un français médian, passe-partout et ratatiné, voulu « léger » (distancié et sceptique), occupe le champ littéraire depuis pas mal de temps. Chopinaud a une idée manifestement haute de ce qu’est et peut la littérature. Même si ce n’est que pour en donner une version que d’aucuns trouveront, pas forcément à tort, boursouflée, presque risible.

 

*

 

03/02 [Chino au bocage, 1957]

 

je est une outre :

                           épingle, svp !

                                                  pffuitt !

(non foutre

                    craché au bleu

des pieds

                 mais plumes de foutreau

plu de becs)

 

 

le rouge-gorge

                         plic

                                ploc

il goutte sous

l’hortensia son effroi :

 

alleluia frêle caca !

 

*

 

05/02 [Vallès, Ducasse, Vielleuse]

 

Relu (soixante après, c’est avec d’autres yeux) la trilogie de Jules Vallès (L'Enfant, Le Bachelier, L’Insurgé).  Formidables romans. Coup gagnant : le récit au présent. A côté (Zola, etc.) : le couple officiel imparfait/passé simple — et tout, du coup, vu au bout de la lorgnette littéraire.
L’insurgé, dont on attend forcément beaucoup, est cependant décevant : cousu lâche. Le Bachelier est sans doute le meilleur (c’était l’avis de Céline). Mes manies (l’enfance, les mères…) m’attachent plutôt à L’Enfant.
Lu dans L’Insurgé (Folio p. 143) : « Ducasse, empoisonne ta langue ! ». C’est pas l'Isidore, mais un Félix inconnu à mon bataillon. Quand même : ça saisit.
L’Insurgé, encore, m’apprend que Vallès, le 28 mai 1871 (dernier jour de la semaine sanglante), est avec un groupe de Fédérés à La Vielleuse (l’une des dernières barricades de la Commune est au pied de la rue de Belleville). Dans cette brasserie, nous nous sommes vus deux fois, l’an dernier, Christophe Kantcheff et moi, que rapprochent des questions sur littérature & politique (et la passion pour la Commune).
Emotion.
Dans la langue de Vallès (c’est vers 1880), passe un argot comme « à l’état naissant », non fixé, pas parvenu au point où pour nous s’évince sa motivation, quasi sa signification. Je vois revenir des expressions que j’entendais dans la bouche de ma mère : « un cent-de-clous » (maigre comme…) ; « dans la panne » (= dans la purée, dans la merde), devenu pour nous « en panne » ; voix « de mêlé-cassis » (l’apéro), déguisé ensuite en « mélécasse » (une voix de mélécasse), etc.

 

*

07/02 [bobos]

 

Ch. ? Il aime souffrir, dit *. Non. Il aime que quelques bobos modiques (qu’un antalgique banal pourrait calmer) lui confirment qu’il est vivant. Cette manifestation détourne la souffrance morale. Et console — au moins offre un appui : j’en connais les causes. Nulle vie n’exclut la souffrance. Seul l’instinct de mort croit le contraire. Mikhaïl Gorbatchev, jadis : « l’angoisse doit quitter la terre ». Non. Ce qui la quitterait, alors, c’est l’humain lui-même. Quelques radieuses utopies ont fait ce rêve, avec celui d’un monde sans conflits — et l’ont dramatiquement mis en actes : cauchemar.

 

*

13/02 [Chino au bocage, ssq]

 

l’enfant crabouzilleur de flores
& faunes matamore
rase-mottes ne s’aime
qu’en prédateur de lui-même

 

sous ciels morveux d’enluminures
paille et foin font sa perruque impure

 

il ne fait de l’œil qu’au mazout           
des rus au crottin des routes
aux rognons de tôle abandonnés
à la pouillerie des fossés

 

d’où goulu d’écorchure il fonce
s’ensanglanter de joie aux ronces

 

*

 

20/02 [l’obstacle]

 

Nietzsche : « Les mots nous barrent la route. — Partout où les premiers hommes plaçaient un mot, ils croyaient avoir fait une découverte. Combien il en allait autrement, en vérité ! Ils avaient effleuré un problème et, croyant l’avoir résolu, ils avaient fabriqué l'obstacle à sa solution. — Maintenant, dans tout effort de connaissance, on trébuche sur des mots éternisés, pétrifiés, et le choc rompra plutôt la jambe que le mot. »
Ces phrases plaisent aux poètes. Elles suggèrent ce que pourrait être la poésie : moins une construction de mots qu’une traversée de l’obstacle maçonné par les mots.
Ce que dit N. est problématique, pourtant. Pour dire : « les mots nous barrent la route », il faut disposer des mots. Et savoir, par eux, rien que par eux, qu’il y a une « route ». Seul celui qui dispose des mots a une route dans le monde, une route que seuls les mots lui ouvrent. Autant dire qu’on ne sait guère à qui et à quoi les mots, qui ouvrent la route, du même coup la barreraient.
Pour avancer, il faut en dire plus sur ce qu’on entend par « mots » et par « solution » (du problème qu’ils posent). D’évidence, sur la route de pensée et d’expression, on ne sort pas des mots. On ne peut que s’efforcer de ne pas les lier que par des articulations de significations. Ce sont ces articulations qui font obstacle : pétrification des représentations.
Le travail de poésie est un effort pour s’en délier, en liant autrement. Cet autrement, c’est par exemple le rythme, qui évide l’obstacle, insère des différences (non significatives en soi : purs écarts). Elles lèvent la barre, et emportent : en route, à toutes jambes allégées sur le pré des sons !
Rythme, dès son essor grec : calcul, mesure du monde — à côté de, voire contre, ce que les significations fixées en vocables les uns aux autres liés disent de ce monde. Rythmer maintient, dans la construction verbale, le sens que revêtait le désir même de verbaliser : il en est la réplique (sismique), la trace sensible. En ce sens, le rythme poétique donne la mesure du démesuré : de ce qui excède la mesure des noms et de leurs articulations en phrases.
Jean Paulhan (Les Fleurs de Tarbes) : « Ce sont d’autres mots qui établissent que l’on échappe aux autres mots ». Oui : mais des mots chargés d’autre chose que des significations auxquelles ils sont assignés.

 

*

 

25/02 [Chino au bocage, ssq]

 

prends ta chair dans tes dents
flaire l’eau de tes yeux entends
ta gorge qui s’exclame :
rien ne m’entame !

 

ni becs aux élastiques
des nimbus pendus ni bottes
d’écraseurs de mottes
ni le vomi muqueux du lombric

 

que sur les graminées ne bave
nul jus céleste ou de betterave
mais l’amoureux coulis
de ton pipi

*

 

02/03 [c’est la vie]

 

Voici un écrivain qui fait son intéressant sur les « réseaux » à propos des ravages du Covid : « c’est la vie ! », dit-il.
C’est malin.
La formule se forme dans une bouche. Non un mufle, un museau, une hure. La prononce un qui sait qu’il y a « la vie » parce qu’il sait qu’il y a « la mort ». Qui le sait parce qu’il parle. Nulle bête ne sait que « c’est la vie » parce que, ne sachant pas la mort, elle ne sait même pas que la vie est. Elle ne dit pas, frappée de peste : « c’est la vie ! ». Elle ne dit rien, et subit.
Dire « c’est la vie ! » sur le ton d’une reconnaissance lucide de la fatalité n’est qu’une affectation de sagesse, une pose. Elle comprend un peu de jouissance macabre, extrojecte une dose d’angoisse et la convertit en arrogance surplombante.
Que seul l’homme puisse dire : « c’est la vie ! » est la raison pour laquelle il ne peut en conscience le dire. Sa vie à lui ne s’identifie pas à l’inconscience de vivre (à la fatalité physico-chimique). Elle ne prend sens qu’à voir s’affronter vie et mort, sans avoir le choix de les laisser faire sans lui : sans que son jugement ne s’en mêle, sans que son action (thérapeutique, par exemple) ne prétendent en modifier ceci ou cela.
Pour lui, le sens, la loi, la vérité, ça n’est jamais : « c’est la vie ! ». Sens, loi et vérité résident pour lui dans sa capacité à contrer le destin biologique inconscient, non dans le fait de s’y abandonner. Aucune piété écologique ne tient devant cela. Sauf à penser, comme le suggérait malicieusement Sade, qu’il vaudrait mieux que cette créature qui du destin biologique ne veut pas s’accommoder débarrasse une bonne fois le plancher et laisse la vie faire à sa guise.
Etre pour la vie n’a aucun sens (sauf pour les naturalistes toujours potentiellement fascistes). Etre pour la mort non plus (sauf pour des rodomontades nihilistes). Ces temps-ci, une version de la mort particulièrement violente pour les corps, vertigineuse pour les pensées, secouante pour la civilité fait irruption dans la vie des hommes. Certes, ce n’est pas si exceptionnel, si nouveau (pestes, lèpres, grippes, Sida, pandémies diverses : l’humanité en a connu d’autres). Mais ne trouver à dire devant cette irruption que : « c’est la vie ! » est une bêtise.
C’est également une faute. Parce qu’il n’y a ces jours-ci rien d’autre à dire et à faire que ce qui donne à la mort le moins de chance possible de nous soumettre à sa fatalité : nuire le moins possible à soi-même et aux autres. On peut certes faire l’esprit fort avec des « c’est la vie ! » de bistrot ou de réseau. Mais on ne dit rien alors d’autre qu’une soumission à la mort, un renoncement au bout du compte criminel à résister à son accélération pandémique.