JOURNAL 2021, extrait 4 par Christian Prigent

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

JOURNAL 2021, extrait 4 par Christian Prigent

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02/04 [rengaine]

Rabâchons (c’est si peu entendu qu’on finirait par ne plus l’entendre soi-même) : ce qui fait d’un texte littéraire qu’il est politique n’est pas qu’il parle de politique (qu’il émette des opinions, dénonce l’état du monde, se prononce en faveur d’un monde autre) — quoique il puisse aussi le faire, et utilement.

Dès qu’on touche à la représentation (la littérature le fait, qui a pour matériau ce par quoi les hommes se figurent le monde), on affronte des énoncés constitués. Une écriture digne de ce nom n’accepte pas sans réticences ces énoncés : ce sont les lieux dits communs. C’est par leur vecteur que s’installe la domination idéologique.

On peut tenter une autre fiction du monde (sensible, sexuel, moral, politique…). C’est cette tentation qui fait écrire. Et voici des formations instables, plurielles, n’omettant pas les différences, n’oubliant pas la dimension d’opacité inhérente à toute symbolisation juste du monde (l’idéologie s’efforce toujours d’effacer, avec cette opacité, cette justesse).

Est potentiellement douée de puissance émancipatrice toute œuvre attachée à radicalement refondre les représentations. En tout cas à ne pas admettre comme seule possible la forme que l’idéologie dominante (voire, simplement : « l’air du temps ») impose comme vérité du monde.

Cela suppose de maintenir ensemble des exigences peu aisées à concilier.

D’une part : avancer dans l’espace libre (constituer des représentations dont on ne sait a priori rien de ce qu’elles seront) parce que c’est cette vacuité qui appelle l’écriture et rend le travail jouissif. D’autre part : ne pas renoncer à ce que ces représentations volontiers obscures aient un effet de clarification, agissent dans et sur le monde.

C’est un défi un peu empoisonnant : comment calculer l’effet de représentations dont on ne sait pas ce qu’elles seront ? Mais c’est le lot du travail artistique. Il faut en passer par là sauf à céder sur tout.

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05/04 [ponctuation]

Enseignement de pas mal d’années d’écriture : un texte n’est digne d’être écrit que s’il impose aux emplois (pas seulement verbaux) auxquels nous sommes quotidiennement soumis une vitesse énergique qui ne leur laisse pas le temps de respirer. Façon de ne pas donner à l’angoisse le temps de vous bloquer, à vous, la respiration.

Vitesse, énergie, respiration (résumons : rythme) : un dispositif de ponctuation les manifeste.

Dans un roman ou une prose intellectuelle la ponctuation est syntaxique. Les coupures qu’elle implique isolent des unités de sens. Elle est censée clarifier la progression du sens en proposant des liens ou des écarts significatifs.

On peut aussi ponctuer rythmiquement : marquer des unités respiratoires, noter une vitesse et ses changements, scander des segments d’énergie.

Souvent, découpe syntaxique et découpe rythmique coïncident.

Mais pas toujours.

Que ça ne soit pas toujours le cas peut donner au texte, comme par surprise, sa vitalité.

Les poètes médiocres ne voient pas qu’il y a, entre la logique syntaxique et la logique rythmique (éventuellement régulée par une prosodie), une différence, un espacement. Et que cet écart pose un problème d’élocution, donc de constitution du sens.

Du coup ces poètes ne font que découper de la prose.

Les poètes intéressants tiennent ensemble deux ficelles diversement tendues : la syntaxe (on dit quelque chose) et la prosodie (le vers impose à la langue des suspens qui ne coïncident pas forcément avec les divisions syntaxiques : césures, rejets, enjambements). D’où un mode de formation très particulier : constitution discontinue d'un continuum. C’est cela qui crée un espace neuf, agité, vivant. Dont le sens global réside dans l’invention de cette vie.

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10/04 [album photxto]

 

TXT chez les Belges (1970)

 

la vacherie de vent de merde du nord

rabat la caque aux rubicond s d’or Ostende

solaire — id aux balais-brosses

d’oyats : aïe aïe sous leurs crosses !

 

 

TXT (cheveux longs / joues maigres)

à Saint-Loup chorâle en grand nègre Namur

Steinmetz dévale à chval la chaire :

yeap yeap ! rodéo ! crénom ! Baudelaire !

 

 

guili guili Guillevic qu’engourme Knokke

aux naseaux sa Muse atchoume

et hop ! aux porno-shops file Sluis (NL)

corser de cochon des sonnets habiles

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25/04 [deux mondes en un]

Le peintre Claude Panier vient de mourir. Je ne connaissais de lui qu’un apport à TXT (1991, via Clémens) et quelques images d’œuvres récentes d’après Paolo Uccello.

Prononcer ce nom (Uccello) efface vite (et injustement) les images signées Panier. Place aux grandes batailles du Louvre, de Florence, de Londres : figures hiératiques, lances phalliques, lourde masse équestre, arrangement esthétique (mais, plus que nul autre, exempt de joliesse) d’un moment d'héroïsme ostensiblement arrêté sur image, taciturne et dé-subjectivé.

J’éprouve à nouveau, surgie du mur et me tombant dessus, cette « impression » violente que nous font la raideur, la mutité rogue, la brutalité hautaine des tableaux d’Uccello.

Cet effet est imparable. Mais deux choses perturbent, ou font dévier, ou creusent d’une étrange altérité ces Guernica d’un autre temps — ces Guernica sans expressionnisme (sans colère dénonciatrice, sans protestation horrifiée).

Primo : le flottement, dans l’espace, de la géométrie courbe et carrelée des « mazzochi » (sous l’aspect de coiffures emphatiques ou d’improbables colliers). Ce motif introduit dans le spectacle peint une distance non « réaliste ». Il ouvre un écart mental (l’indication d’une méthode) dans l’adhésion sensorielle à l’image. C’est d’abord l’index de ce qui a produit l’image (les lois perspectivistes) ; ensuite, dans l’image, un noyau d’incongruité ironique qui empêche ladite image de coaguler sans reste et de s’effacer comme telle au profit de ce dont elle est l’image (un scène de bataille).

Deuzio : si on lève le nez vers le fond des scènes qui s’étendent en haut du tableau, on voit passer, minuscules, rêveuses, indifférentes à la rage guerrière et comme féminisées (en tout cas dés-héroïsées, dé-phallicisées), des bêtes (lapins, biches) toutes de légèreté et de souplesse — qui ouvrent un deuxième monde, un autre espace, voire l’espace de l autre.

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26/04 [album txt, suite]

Eric Clémens à plus d’un titre

 

c’est xa la

démange la

langue xa

sexé bouge :

agis rouge!

mythe

le rythme !

rythme

le mythe !

 

 

les deux faire.s au feu :

 

1 : solo d’coupé

d’poésie pour dé

faire

2 : duo au sofa

d’philo afin d're

faire

 

— et da capo : de r’tour les Xris !

ah puisse

moi aussi

tendu d’l’appendice

que ça

piquer pensif là

d’dans

des deux ou des dents !

Les titres : Magie rouge (TXT n°2, 1970), Opéra des Xris (TXT, 1984), De r’tour (TXT, 1987), Mythe le rythme (Au Coin de la rue l’Enfer, 2010).

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02/05 [Chino sort du jardin]

Sortie chez P.O.L de Chino au jardin.

Ce qui intéresse ce livre : la phrase. La syntaxe latine la surplombe. Parfois aussi l’allemande.

C’était pour risquer un autre espace narratif, lancer un autre phrasé.

Ça fonctionne surtout au premier chapitre. Et peut-être dans la bergerie du « jardin délicieux » : retournement rose et bleu de l’érotomanie noire du Professeur.

Les divers chapitres ont engagé diverses raisons d’écrire. Mais oscillent toujours entre bouffonnerie et émotion. Amusés (pour pas grand chose, souvent !) d’eux-mêmes : de leurs petites catastrophes syntaxiques.

Jean Renaud tique sur l’expression « ce mot à la con » affectée à l’adjectif « capiteux » (il s’agit des parfums du jardin)…

Plaidons coupable.

Penchant profond : une sorte de lyrisme sensuel. Objet du désir : la « beauté » dont cet élan patheux est parfois capable.

Mais l’inquiétude du négatif (la cruauté) met à distance ce goût dès qu’il s’avoue, se dénude. Alors : insulte à cette beauté — toujours aspirée par le convenu.

Quand l’adjectif « capiteux » m’est venu (non sans justesse : ça monte à la tête, ces odeurs mnésiques), il m’a paru coloré d’emphase et faire cliché. J’aurais pu simplement le biffer. Le maintenir donnait l’occasion d’un aparté sarcastique craché sur l’attendrissement (toujours au bord du niais).

Tombant sur le verbe « bicher », Jean pointe la péremption des termes argotiques.

Le lexique argotique qui survient ici et là est à la fois (et selon les moments) celui du temps où l’auteur écrit (2020) et celui du temps où parlent les personnages (années 1950, 1960 ou 2000, selon les chapitres). De même les passages en parler « gallo », par exemple chap. 4. Ou l’argot militaire du temps de la guerre d’Indochine (chap. 3).

Ça fait partie de l’effet de réel. Voire du « pittoresque » — au sens de Balzac (je m’étais exprimé là-dessus dans « La dernière tentation de Balzac », in Salut les anciens) : l’argot de Vautrin, le sabir « juif polonais » de Nucingen, l’accent auvergnat de Remonencq…

Et ça relève d’un goût, profond, pour la bigarrure des parlers et pour ce que cette diversité peut faire surgir de la diversité des mondes.

« Il faut désormais un dictionnaire pour lire Céline », dit Jean… Oui, sans doute. Il en faut un aussi (en vérité : plusieurs) pour lire Rabelais — la langue ayant évolué au point que la plupart ne peuvent plus le lire qu’en traduction ; c’est-à-dire comme ils lisent Homère ou Virgile ; comme on lit Dante, ou Joyce.

Dès qu’une langue littéraire travaille avec l’infini des potentialités de la langue, remonte à travers les strates historiques qui l’ont formée et lie, plus que des mots, des racines (des « étyms », dit Arno Schmidt), elle est toujours peu ou prou traduction d’elle-même en elle-même et la lire est toujours, symétriquement, un effort de traduction.