JOURNAL 2021, extrait 7 par Christian Prigent

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

JOURNAL 2021, extrait 7 par Christian Prigent

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12/08 [l’époque du temps]

 

76 ans dans un mois : bascule vers les effrayants 80.
Difficile de ne pas sentir qu’on a la mort sur la tête. Symptômes : extinction massive des espèces du désir, vie par force peu à peu réduite à celle dite « de l’esprit » (mais sans plus rien apprendre : mémoire récente désormais rétive aux enregistrements), réduction progressive des espaces (de l’envie d’espaces lointains : voyages, etc.), floutages des calendriers et des horaires pragmatiques (je m’aperçois que je ne porte plus de montre depuis plusieurs mois).
Voûté de corps, un peu. Surtout voûté d’esprit : penché sur l’empilé en dedans (pénombres et poussières de mémoire). Ça pousse à l'attendri, au larmoyant. Plus souvent fait barboter dans le sirop des hontes : ratages, actions mauvaises, pensées moches, blessures causées ou reçues.
« Etre vieux, écrivait Jean Améry, c’est avoir du temps dans le corps ». Drôle de temps : sans axe ni mouvement. Une quantité peu meuble, égalisée. Tout y est arrêté sur des images non étagées dans une chronologie cursive (le curriculum vitae). Ces images, d’où qu’elles viennent se rappeler à moi, s’amènent à la même vitesse, issues d’une époque unique. Comme s’il y avait quelque part, dans je ne sais quelle réserve d’indiens, une pure époque du temps : pas un passé (divers moments d’un passé), plutôt une puissance de conversion de tout temps en un présent absolument présent (un concentré sensiblement localisé des temps qui furent vécus).

 

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15/08 [le grand duc des concierges]

 

Retour aux Mémoires de Saint-Simon.
Le duc tient sa lorgnette par le petit bout : conciergerie vacharde, souvent mesquine, parfois bouffonne, de la vie courtisane (une aristocratie en débandade).
C’est un réac imbu de ses titres et obsédé de dynasties. Mais pas sans attention au scandale social, voire au sort du « peuple » : rudes pages sur la famine de 1709, la spéculation sur les stocks de blé, etc.
Il n’écrit pas pour publier : ce n’est pas l’usage de sa caste. Mais il écrit bien pour des lecteurs : il se préoccupe de leur ignorance éventuelle (des titres nobiliaires, des préséances, de l’étiquette) — et explique (donc à quelqu’un, à quelques uns).
En tout cas, il écrit — moralement et esthétiquement appelé par un souci de vérité : dire ce qui est, à quelque point qu’en frémisse son monde. Assez souvent, ça contredit sa posture spontanée : morgue de classe et prêt-à-penser féodal.
Leçon : qui écrit vraiment rencontre, nonobstant la pression sur lui de l’idéologie, la résistance du « réel » — quelque innommable qu’il soit (choquant, déroutant : béant dans le plein des représentations habituées).
Ce qui s’écrit : trace de cette résistance.
Saint-Simon aime les archaïsmes de langue aristocratique (« pour de femmes, elles étaient toutes ses bêtes », écrit-il — plutôt que le conforme « quant aux femmes »).
Mais il use aussi de locutions populaires « branchées ». D’où une autre version du grand style XVIIème, ici trivialisé par une idée non solennelle de l’œuvre et la décontraction du propos anecdotique. Langue du coup reconfigurée par la situation objective où a lieu le travail d’écriture (la posture dans et devant le monde « réel »).

 

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20/08 [souvenirs des podiums]

 

1984 : Peep-Show avec trois comédiens (Jacques Bonnafé, Antoine Delpin, François Mestre) au Centre Pompidou, pour « La Revue parlée ». Blaise Gauthier (banalement aviné) introduit la séance. Il commence, pâteux, par : «  Ce soir : Peep-show, de Christian Prigeau » (sic). Bafouille quelques mots d’intro. Reste sec. Cherche à conclure : « et maintenant, la parole est à... (les noms tout d’un coup lui échappent : un blanc)… eux ».

 

1981, Bordeaux, CAPC : lectures Minière, Novarina, Prigent, Denis Roche, Verheggen (10 mn chacun, personne ne déborde). Dans la salle, Jean-Paul Michel, régional de l’étape, râle quya encore qudes « parisiens » qui lisent. Jean-Pierre, toujours un peu démago, l’invite à monter à la tribune. Valère grogne. Denis ricane. Michelena s’amène avec sa liasse de belles poésies et tient le crachoir… presque une demi-heure.

 

Vers 1985, Centre Pompidou. Lecture de Jacqueline Risset (recroquevillée derrière des lunettes vastes, voix hésitante, atone, bien mal audible). Blaise Gauthier a introduit la soirée, puis s’est assis dans la salle, près de Jacques Henric. Au bout de cinq minutes, tâtant le crâne d’Henric, il s’exclame, très fort : « mais tu te déplumes, Jacques ! ». Un petit quart d’heure après, il se lève, interrompt sans vergogne la lectrice, tonitrue : « et maintenant on va entendre quelqu’un qui sait lire ! ». Il se retourne, désigne solennellement Alain Cuny assis derrière lui : « Alain Cuny ! ». Stupeur dans la salle. L’acteur, fort gêné, s’exécute, gagne la scène. Jacqueline : interloquée, coite. Elle cède la place. Cuny, qui ferait de la lecture du Bottin une performance poétique, prend le relai, magnifiquement caverneux.

 

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23/08 [méditation aux Trois-Moutons]

 

Plage des Trois-Moutons, midi, assis sous les pins devant la plage vide.

Je vais aller nager.

Avant : n’être qu’œil, suivre le bougé des lumières rapides, violentes.

 

En bas, le ciel s’inverse dans les flaques : le monde, dont moi, bascule. Les mares montent aux astres à travers les nimbus, les cathédrales de nuages descendent en flèche dans les sables. Le lointain tombe en bas, le proche s’enfonce au faîte, c’est dans Rimbaud.

 

Ou c’est une peinture. Le beau (le joli) : triangles des voiles de windsurf, bombes des wingfoils. La netteté graphique des formes de la découpe industrielle et l’échantillonnage bariolé fourni par la palette graphique.

Manque : la vitesse des glissements, la confusion, le brassé-coulé des unes aux autres, et des autres dans les unes, des lignes et des couleurs détachées des figures, libérées des limites, hors dessin.

Soit : manque le sublime. Celui de la forte houle, hors repères, dont ne me parvient, visible, pauvre écume de signes sur-imprimés au sens profond, que le moutonnement frisé, la guirlande torsadée, mouvante d’émotion, des crêtes de vagues.

Et même les îles au loin : suspendues, voltigeantes, ballottées, aspirées par la spirale des risées — quoi que la raison sache du poids de leur socle.

 

De cela je ne peux noter, intuitivement, que l’é-norme, l’im-mense, l’inaccessible aux codes (de représentation, de nomination, de figuration). En somme : le négatif — qui descelle de lui-même tout code et décèle, sans qu’il accède aux noms, aux figures, le soulèvement sans pause de l’existant, sa puissance réelle, son constant passage à l’acte, inactualisable en données verbales ou graphiques pacifiées.

Ce descellement : Cézanne.

Ce poudroiement halluciné des passages dans l’entre-deux des figures : Monet.

Ce soulèvement en acte : Pollock.

 

Il faut maintenant clore les paupières pour voir ça : laisser, à travers elles, se fondre en une graisse rosâtre le sang des cieux du dedans et la lumière de ceux du dehors.

Simon Hantaï : « le peintre doit se fermer les yeux ».

La peinture n’est pas à l’œil.

La petite peinture assignée aux normes de la représentation n’est pas insignifiante parce que maladroite mais parce que fausse. Elle ignore l’ignorance du réel dans et par le code. Elle ne peint pas des paysages mais des idées de paysages. Marines, vedute, panoramas : décor mort de formes intellectualisées et de coloris catalogués. Elle n’est assignée qu’à la vue. Elle n’est pas plongée, ne sait pas nager, sous l’eau, sous la conscience, traversée d’infini — dans la sensualité du non-(sa)voir.

Du coup : pas de couleurs capables de « remuer le fond sensuel des hommes » (Matisse). Pas d’animation ravageante et voluptueuse des formes par l’informe qui, paradoxalement, pousse à tracer des formes — dans le désespoir sarcastique de toute possibilité de formation : face à cet impossibilité. Parce que ce ressenti est l’épreuve du réel en tant que tel.

 

triangles d’ailes, foils, focs, bombes de voiles !

ciao, les oiseaux ! à vous, meutes ! moutons !

 

oui au soulèvement vomissant des fonds !

à l’évidement des moelles !

aux gueuses

trempettes dans les tuyauteries osseuses !

à l’asticotement des becs et des crocs !

 

salut au monde beau

d’être épouvanté par la morgue

d’Éole à son pupitre d’orgue !

 

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27/08 [littérature comme peinture]

 

Relecture de Absalon ! Absalon !

Faulkner se raconte à lui-même son rêve et organise le déploiement progressif de son explication. Basse fondamentale : le racisme, l’obsession sudiste de la consanguinité. C’est le trauma tragiquement inscrit au plus profond de l’histoire de l’Amérique (le même qui donne sa charge symbolique et sa puissance d’élévation au mythe au western emblématique de Ford, La Prisonnière du désert).

Rêve : parce que l’auteur écrit comme malgré soi (Faulkner le dit à propos de Le Bruit et la fureur). Le dévidé labyrinthique de ce rêve n’est adressé à personne d’autre qu’à celui qui fait du mouvement de sa fiction la reconstruction déconcertée du rêve et l’effort concerté d’interprétation. Cette fiction n’est régie par aucune autre façon de constituer du sens.

D’où la vitesse : le texte court sans cesse après lui-même. Et le ton d’oratorio onirique : pas de mimesis romanesque vraisemblable mais les palinodies et les repeints perpétuels de la précipitation rêveuse : ratures, superpositions, empâtements, glacis, crispations gestuelles, agitation colorée des fonds. Disons que Faulkner fait de la peinture — là où, sur une thème finalement voisin, un roman comme Autant en emporte le vent bariole un chromo.

Va-et-vient temporels, replâtrages progressifs de la mise au point narrative, épisodes peu à peu déplacés et condensés, collages de rajouts et sauts de côté sans crier gare de la source de la parole : ça parle. Ce ça est dispersé en plusieurs il/elle/soi/je non fixés, parfois interchangeables mais consistant ensemble pour former la fiction. Le tout se développe comme une longue fugue enluminée par l’obsessionnalité hallucinée du rêve : leitmotive, ritournelles, nappes de scènes reprises par glissements décalés, avec strette finale.

Ce que peut la littérature ? : ça.