JOURNAL 2019 (extraits, 1) par Christian Prigent

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

JOURNAL 2019 (extraits, 1) par Christian Prigent

  • Partager sur Facebook

 

 

 10/03 [ροδοδακτυλος ηως]

 

l’os au lever grince
arthrosé que le pince
la crasse onirique      or
la débarbouillette au dehors
c’est le doigt de rhodoïd
qui râcle au cul le ciel livide
 

des becs ont zébré le bleu d’ecchymose
démerdé des suies : arrose-
le en pensée d’un pipi
ça désinfectera ta sale nuit

 

*

13/03 [obésités]

Gonfler le nombre de pages du nouveau TXT ? Plutôt non. Ce sont des revues minces, pauvres d’allure, qui ont fait date : Lef, Nord-Sud, La Révolution surréaliste. Suffisent enthousiasme affirmatif (désinvolte, polémique), armature théorique minimale, quelques échantillons de travaux en cours. Dont quelques uns (forcément rares) marquants. Les livraisons luxueuses et obèses : passées à l’oubli ou à la nécrophagie bibliophile — Minotaure par exemple. Plus récemment : Fusées.

*

20/03 [la littérature à l’école]

Conversation avec une amie prof de lettres : ses difficultés à initier ses élèves à la littérature. L’ancienne : démodée. La moderne : difficile. Me dit, un peu gênée, faire lire plutôt quelques représentants du demi-monde littéraire contemporain (Maylis de Kerangal, etc.).
Mon travail d’enseignant m’a toujours montré qu’il n’était pas vrai qu’on ne puisse intéresser à la « grande » littérature. Mais il y faut un enthousiasme non effarouché d’avance. Une école intimidée par la pression du « culturel » courant manque à sa mission : les œuvres ne sont émancipatrices qu’en tant qu’excellentes. Ce n’est pas un point de vue élitiste. C’est refuser que cette chance d’émancipation soit réservée — au prétexte de la supposée difficulté des œuvres qui la portent. 
L’école, au moins, peut suggérer qu’il y a eu, donc qu’il y a, traduite en textes, une grandeur inquiète et exaltante ; que ce n’est pas un hasard que nous soient restés Bouvard et Pécuchet ou Les Illuminations et pas la flopée des œuvrettes habiles qui, alors, occupaient les étals ; que Flaubert et Rimbaud existent aujourd’hui, sous d’autres noms, et qu’il n’est pas impossible de le savoir et d’en partager la génialité (plutôt que ce qu’en dévaluent leurs épigones ou leurs ersatz mainstream).

*

 

16/04 [au jardin]

Compost

limaces princières
les orvets vous bouffent
après ils étouffent
bouffis dans la terre
 

on voit ça aux jets
de gaz sous les moches
anglaises des aristoloches

bien fait !

 

*

 

14/05 [la haine]

N° de Lignes sur les Gilets jaunes. L’archaïsme surplombant de Badiou : mausolée d’idées mortes. Eric Clémens, comme toujours, fait penser. Au détour d’une phrase, il déplore, chez des manifestants, la « haine ».  Mais qui vient d’où ? Sinon de l’épreuve de l’injustice (non de la misère, qui ne fait qu’accabler et soumettre). L’épreuve rend colère. Colère comprend violence. Et haine : contre les dominants, leur arrogance cynique. Cette haine ne fait que répondre à celle d’un Castaner envers les « foules haineuses ». Elle n’est pas que « passion triste » — mais impulsion à lutter, moteur d’action. Après (seulement après) : la pensée, la conscience politique. Mais pas sans la poussée haineuse : révoltée par le révoltant.

*

20/06 [supplément à Vie de mon père]

Le 7 septembre 1949, délégué du PCF des Côtes-du-Nord, il prépare sa mallette pour un voyage militant en Corse : « LES CARAVANES DE LA RESISTANCE », venues de toute la France, vont se rassembler à Nice. Dans ses papiers : liste des choses à emporter. Il n’oublie ni sa canadienne, ni son béret : tenue de Résistant.

Le 8, il est à Nice. Défilé en ville sous les drapeaux : FFI-FTP, Union des Femmes Françaises, Front National de la Police, etc. A la tribune du meeting : Charles Tillon, Lucie Aubrac, Eugénie Cotton, le général Petit. Embarquement en soirée sur le Commandant Quéré. Le 9 : Ajaccio, pèlerinages au hauts lieux de la Résistance corse. Le 10 : Piana, cérémonie d’hommage à Danielle Casanova et au sous-marin Casabianca. Le 11, en route (car) pour Bastia. On passe à Vizzanova (il y note des cyclamens). Réception (avec « cloches ») à Vivario. Repas (« offert ») à Ghisoni. Arrivée à Bastia à 20 h 30. Au retour à Saint-Brieuc, les cadeaux. Je me souviens encore (j’avais quatre ans) : un petit couteau pliant, au bout prudemment arrondi, déclaré quand même « vendetta ». Je l’ai toujours.

*

25/06 [home cinéma : Bruno Dumont, Jeannette]

D’un côté, le sublime : chant, poème Péguy, enfance bleue de virginité. De l’autre, le grotesque :  vignettes kitsch, oratorio vocalement cochonné, bricolage sur-ligné.
Entre les deux il y aurait : le vérisme plat, la psychologie, les opinions déclaratives, la virtuosité technique, l’action pittoresque, la mimesis « réaliste » : le cinéma de consommation courante.
Bruno Dumont dégage cet entre-deux, passe en vitesse du sublime au grotesque et vice versa sans rien laisser affleurer du lieu esthétique commun qui murmure : « cinéma, garde-toi à droite : pas d’exaltation ! cinéma, garde-toi à gauche : pas de bêtise ! ».
Ainsi il accueille et promeut l’impudeur du sublime et la trivialité du mauvais goût, la bouffonnerie, l’idiotie ridicule. Et les lie d’une sorte de signe d’équivalence provocant, radieux.
Alors l’idiotie est sublime, le sublime idiot : bienheureux les pauvres en esprit, le royaume est à eux, aéré, dégagé des « humains suffrages ». La spiritualité mise en images chromo et en mélopée maladroite passe entre Benoît Labre et François d’Assise, entre sotie et mystère — et le cinéma, de s’en apercevoir et de le faire voir, en est tout rafraîchi.
La parole chantée (mal chantée) dans la pauvreté franciscaine du site + le kitsch d’almanach sulpicien : Jeannette marche, à la fois ridicule et grandiose, dans une virginité scénique ravivée qui efface le monde profane profané, profanant — celui qui ne tient que d’ignorer que nous ne sommes tout entiers, corps et âme, ni à lui ni en lui.

*

21/07 [des bâtons dans les roues]

Manuscrit de Bruno Fern : dans les roues. L’auteur est à vélo. Son casque est équipé d’un logiciel à split-screen. Il rediffuse pour nous des éclats découpés dans le paysage.
Défi : faire tenir ensemble ce que la perception disloque. Forme homogène (représentation) et contenu hétérogène (matériau représenté) se défient l’un l’autre.
Le parcours suppose « suite de départs », halètements dans les pentes, secousses sur « cassis ou dos-d’âne ». Bilan : « L’image n’arrête pas de sauter ». Ça bouge beaucoup, cassé de hoquets, entre bribes de « décor », irruption de refrains idiots, ruminations méditatives sur-jouées.
Côté phrasé : des articulations surprenantes relancent à fond la caisse. Tout a lieu aux jointures de « liaisons quasi acrobatiques ». Souvent il s’agit de la désarticulation ré-articulée de tel ou tel idiolecte : « pas moyen de moyenner », « c’est le métier qui entre », etc.
Côté phrase : les vues sur sites, amorces de scènes et bribes de pensées ne fusent que dans des intervalles : « c’est l’entre-deux qui importe ». Toujours par concrétions erratiques : des cailloux sur le chemin, des calculs — au sens qu’Arno Schmidt donne à ce mot.
L’allure stylistique, cependant, est enroulée. Elle fond en elle un mouvement chaloupé de chutes (de fin de paragraphes en amorces d’autres) et de suspens (de phrases brisées en phrasés enrobés).
Entre le fondu enchaîné (liaison) et la scansion cut (déliaison) l’imprévisible des articulations ouvre au surgissement de ce qui défile dans la tête du cycliste. Ces poussées déboulent à chaque fois comme des bâtons dans les roues. Cet effet peut s’appeler « effet de réel » : imprévisible accident dans la progression sensée que fait peu à peu coaguler l’inéluctable logique syntaxique.
Gourmand de cet effet, le cycliste en vadrouille est un Jean de la Lune ahuri. Mais aussi un Cingria moqueur, un Schmidt rogue et éberlué par la profusion chaotique du réel. Et un Piero della Francesca bricoleur, occupé à reconstruire l’espace dans un carrelage de perspectives. Georges Bataille : « l’espace est demeuré voyou : il est difficile d’énumérer ce qu’il engendre ».

*

27/08 [dignités]

Un poète, sur TXT 33 : « j’ai l'impression de lire des productions supposées "drôles" de potaches (modèle lycéen des années 75) ».
TXT horripile les auteurs « sérieux ». Ce sont souvent des professeurs. Ils craignent qu’on bafoue la  littérature. Leur dignité tient en effet à celle des objets dont ils traitent. Rimbaud pointait cela chez Izambard. Jarry a vite su où était la cible : Ubu prof.
Bien des poètes sont comme ces professeurs inquiets qu’on salisse leur boutique. Quand je lui parlais de Jarry, Ponge pinçait le nez, pour cette raison. Dans les années 1890, les almanachs décervelés du P. Ub. faisaient le tri : la basse-cour symboliste, égosillée, s’égaillait : ne restaient auprès d’Alfred que les grandes volailles inexorables (Mallarmé, Apollinaire, même Gide…).
Le poète énervé : « n’importe quel potache en ferait autant ». Vieille bêtise. L’enfant de cinq ans (cf Groucho Marx) supposé capable de faire aussi bien que Picasso ne fait jamais aussi bien parce que  1/il ne pense pas à faire  2/ s’il y pensait, ce n’est pas à faire du Picasso qu’il penserait  3/ s’il s’en avisait, il n’en ferait qu’un ersatz pâle. De même, nul « lycéen » ne voudrait écrire (ni ne saurait le faire) ce qui figure dans les pages almanach de TXT — qui, dans presque tous les cas, est formellement complexe.
Tout cela n’incite qu'à aggraver : voler dans les plumes du sérieux « littéraire » (la poésie en est souvent la version la plus cambrée du mollet). Pour faire revenir une autre dignité : la gravité, au bout du compte, du jeu de mot. Il n’est pas qu’un jeu : il touche à la violence du non-savoir, à la cruauté de l’altercation réel/langue. Qui n’en veut rien savoir ne sait rien non plus des raisons qui font qu’on écrit. Qu’on publie. Qu'on édite une revue.