Le cercle populaire par Pierre Vinclair

Les Incitations

16 janv.
2013

Le cercle populaire par Pierre Vinclair

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Il y a un point très important, à mon avis, et que tout le monde prend à l'envers. Nous partons d'une sorte d'équation, lecteurs = poètes, l'équation dite du cercle fermé, et notre premier mouvement est de condamner vertement une endogamie symptomatique des tares psychologiques des auteurs (Kéchichian) ; le deuxième de nous en excuser, de dire qu'on est un peu désolé mais qu'il faut être au moins « lucide » – que oui c'est vrai, que ce sera peut-être mieux demain, et trois pater noster. Huglo, d'une manière très intéressante, fait un pas de côté en essayant de voir l'équation en dynamique : son texte finit en disant que l'écrivain d'aujourd'hui est le lecteur d'hier. Ainsi, Huglo répond à Kéchichian qu'il existe en réalité une différence cachée entre le lecteur et le poète, différence temporelle, qui vient « ouvrir » le cercle fermé sur de la dynamique. Son opération a le double avantage d'introduire de l'espoir et de briser l'identité qui entraînait la condamnation psychiatrique. Grâce à son raisonnement, on comprend que celui de Kéchichian revenait un peu à condamner le « narcissisme » des professeurs, ces anciens élèves qui ne veulent enseigner qu'à des élèves.

 

Je crois qu'il faut aller à la fois plus loin, et en même temps un peu à l'envers : au lieu de se condamner, de s'excuser ou de se disculper, il faut louer la poésie contemporaine d'être cette pratique si populaire, précisément, qu'elle abolit la vieille distinction du producteur et du consommateur. Nous sommes la seule branche de la littérature qui ne repose pas sur la mystification d'un rapport économique standard, où d'un côté « les ingénieurs » fabriquent des textes que de l'autre « le peuple ignorant » consomme dans le métro pour s'abrutir. Après avoir lu Houellebecq, on a envie de prendre des orties et de se fouetter – il me condamne, me fait sentir ma nullité ; après avoir lu Ch'Vavar, j'ai envie d'écrire un poème en vers justifiés et de lui envoyer pour qu'il me dise ce qu'il en pense. Houellebecq m'écrase, Ch'Vavar augmente ma puissance d'agir ; Houellebecq dispose de mon corps, fait ce qu'il veut de moi, me transforme en objet ; Ch'Vavar m'engage à composer ma subjectivité avec la sienne pour que nous devenions un sujet commun. Autrement dit : ce que l'on appelle « poésie contemporaine », c'est bien un cercle fermé : mais c'est un cercle des égaux, et même un cercle de production de l'égalité. Si les lecteurs sont des écrivains, ce n'est pas de rester dans un quant-à-soi égocentrique ; c'est que la poésie contemporaine est un art de l'expérimentation qui demande au lecteur d'écrire le sens du texte avec lui – elle en fait, de fait, un écrivain.

 

Ainsi, il faut cesser la plainte, et au contraire nous glorifier : Ch'vavar a moins de lecteurs que Houellebecq, mais il a aussi moins de clients que Leclerc. Comme Leclerc, Houellebecq produit des légumes, mais Ch'Vavar produit des sujets. Nous n'écrivons pas pour écraser nos lecteurs de notre mépris dans la reconnaissance de l'inégalité essentielle qui fait de nous des Créateurs et d'eux des consommateurs de prix Goncourt ; nos textes présentent le langage sous forme d'affects joyeux qui leur donnent envie, qui augmentent la puissance de nos lecteurs jusqu'à leur faire sentir qu'ils ont le droit d'écrire aussi. Le droit et le devoir : car la langue est ce que nous partageons, elle est le visage sensible du commun. Nous écrivons pour nos semblables parce que nous reconnaissons tout le monde pour semblable ; nos lecteurs sont des écrivains parce que nos textes ne se consomment pas mais se recréent. Dans notre monde, tout le monde écrit, et le cercle poète = lecteur, plutôt que le briser, nous voulons l'élargir aux dimensions de l'univers. Nous sommes la littérature populaire.