Tous voisins

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 20 - Tous voisins

Résumé de ce qui précède :
Daniela voit son mariage avec Max fêté par des inconnus. Mais son témoin le facteur y reconnaît plusieurs habitants du quartier.

Pilar attend avec de plus en plus d'animation l'occasion d'intervenir. Daniela voudrait un répit pour digérer l'information.

— Vous n'allez pas me dire que vous aussi
vous avez reconnu tout le village ?
— Oh non
je n'ai pas l'entregent de monsieur Louverture
j'ai assez à faire avec trois immeubles à ma charge
sous prétexte qu'ils sont au même numéro
le syndic est d'une mauvaise foi.
— Vous me rassurez
il reste donc une chance que certains invités
ne soient pas de l'arrondissement.
— Peux pas vous dire
nous avons quand même avec nous
cinq ou six résidents du 55 bis
vous les aviez jamais croisés ?
madame Gougeaire avec son fils ?
une mère seule et un fils unique ?
vous savez le fan de Joy Division qui dansait tout à l'heure ?
il s'appelle Paul
c'est vrai qu'il ne dit jamais bonjour
je crois qu'il s'est rendu sourd
avec ses écouteurs enfoncés dans le crâne
madame Gougeaire m'a dit que sa chambre est comme une chapelle
mais quel dieu il adore
mystère
elle se fait du souci pour lui
je lui ai même présenté ma cadette
mon amour de Tchiki
à Paul
aucun succès
(...)
ils sont au septième
escalier C
(...)
et monsieur Zem le célibataire alsacien ?
alors lui il habite juste sur votre tête
très calme
un peu lent même
il fait tout à l'envers de vous
il sort seulement le soir
quelquefois il a un peu de mal à rentrer
vous me comprenez ?
— Je le vois pour la première fois.
— Pas étonnant connaissant vos emplois du temps
mais les Jurieux
de l'escalier B ?
au sixième ?
non ?
vous n'avez pas pu les manquer avec leur poussette géante
joli couple
vous pouvez toujours essayer de leur trouver
quelque chose de pas joli
et gentils avec ça
ils l'ont attendu si longtemps
la FIV en a donné deux identiques
on ne va pas les plaindre
la Fécondation In Vitro
c'est le docteur et madame Sénart qui ont dû les inviter
il n'y a qu'un étage entre eux après tout
je ne les avais jamais vus ensemble remarquez
pas très liants vos beaux-parents en général
mais il faut croire que c'est par eux
comme les autres voisins j'imagine
ils n'ont pas jugé nécessaire de me tenir au courant
après tout c'est leur droit
s'ils voulaient surprendre leur gardienne c'est réussi.
(Daniela pouffe.)
— Et moi !
moi qui ne savais même pas que tous ces voisins existaient !

Elle a un renvoi qu'elle fait passer, en le prolongeant par une moue, pour un hoquet de surprise. Mais il réveille une brûlure dans sa gorge. Elle plonge les yeux dans son verre, comprend qu'il ne s'agit pas seulement d'un cocktail de fruits. Un léger vertige la prend. Louverture, qui a tout lu sur son visage et s'en veut de ne pas l'avoir prévenue en la servant, lui touche le haut du bras.

— Vous n'aimez pas ?
je n'avais jamais bu de punch sanguine
comme ils l'appellent
couleur bizarre mais bon
on sent le rhum de qualité
croyez-en un expert.
(Pilar l'interrompt.)
— Vous voyez bien qu'elle se sent mal
asseyez-vous
venez
là-bas il y a une chaise libre
pauvre petite
le punch c'est traître.
(Louverture les suit penaud.)
Tandis qu'elle se remet, les omoplates plaquées au dossier de la chaise, un souffle retourne les têtes. La foule change d'aspect sans bouger comme un pré que le vent prend à rebrousse-poil. Épousant le mouvement, les yeux de Daniela retombent sur le nommé Bidet, apparemment repris d'une crise. Elle distingue en partie seulement ce qu'il proclame. Son fiel, agrémenté d'un zeste de bienveillance, est moins amer que tout à l'heure.

— Je vous invite à me rejoindre ici et maintenant
nous devons être tous présents [tic]
pleinement présents pour l'événement !
je sais [tic] j'entends
que vos pensées et vos paroles vous entraînent loin d'ici
(Silence, puis molle protestation d'innocence générale. Daniela se souvient qu'elle est déculottée, et juge prudent, maintenant qu'elle n'a plus le vertige, de se lever de sa chaise.)
vous pensiez me tromper ?
toutes ces idées que vous avez derrière la tête [tic]
elles se voient comme des bosses au milieu du crâne [tic]
des œdèmes [tic]
des bubons !
c'est à l'argent que vous pensez [tic]
toujours à l'argent.
(Un oh scandalisé parcourt la salle.)
— Pas l'argent que vous gagnez
non
celui que vous espérez !
vous vous saluez en pensée
dans les vergers lointains où fleurissent les [tic] richesses
vous vous croisez en rêve dans les couloirs des trains de nuit
qui les acheminent jusqu'à [tic] vos comptes en banques
(Rumeur indécise.)
je demande à vos âmes de regagner leurs corps
c'est l'heure de vous réintégrer [tic]
jusqu'aux orteils
vous allez avoir besoin d'eux
concentrez-vous
je compte
un [tic]
deux [tic]
trois
calYpsO !

Sur le Y les néons s'éteignent. Sur le O une douche de lumière bleutée inonde les costumes blancs de trois gros moustachus permanentés qui occupent sur l'estrade toute la surface laissée par les amplis.

Daniela, passé la surprise, se réjouit de ne pas voir de pied de micro, puis elle reconnaît une version instrumentale de "Under the Mango Tree". Est-ce faute de place qu'ils jouent debout ? Elle a déjà vu un clavier porté en bandoulière, mais l'énorme batteur dressé dos au mur, qui doit se contenter d'un tom et d'un charleston surélevés, fait un peu peine à voir. Entraînés par Louverture, champion des folklores tropicaux, qui se lance le premier, tous les convives adoptent comme un seul homme — à l'exception prévisible des sœurs Gripin — une mine réjouie, et près de la moitié entre dans la première danse.


Daniela répond à l'invitation du colonel qu'elle donne la priorité à Max, mais celui-ci a encore disparu. Quand elle le repère, il danse déjà — avec la forte madame Gougeaire, la mère du jeune amateur de cold wave ? un rock nonchalant sur "Blueberry Hill". Daniela en prend son parti, heureuse de n'avoir plus à parler, et se contente de fredonner le chant manquant du tube qu'elle reconnaît à travers l'interprétation fantaisiste du trio. Suit "Tangerine"
— Tangerine
je l'appelle Tangerine...
costumée en mambo : Max s'est fait inviter par la jolie madame Jurieux, dont l'époux garde les jumeaux. Sur "Peel Me a Grape", réincarné en boogie lent, c'est avec Pilar qu'il bavarde en tapant du pied.

La compagnie pratique une danse retenue, trottée plutôt que galopée. Daniela se figure une fête dans une maison de retraite, un pot d'adieu au bureau, un thé dansant à l'hôpital. Une si faible dépense ne satisfera pas son désir de s'abandonner dans les bras de Max son élu. Pour vaincre la pudeur il faudrait la promesse d'un déchaînement où s'oublier. Donc elle attend que cela passe.

À en juger par la forme physique moyenne des hôtes, cela va passer vite. Même le répertoire éclectique du trio — qui puise aussi bien chez les Beatles ("Strawbery Fields") que chez Lio ("Banana Split") — ne doit pas être inépuisable. De fait, les trois compères debout transpirent et ne viennent pas sans mal à bout d'un set de trois quarts d'heure. Voici que les néons grésillent en ordre dispersé. Déjà ? La lumière blafarde qu'ils jettent sur la moquette gazon tire Daniela de sa rêverie de variétés comme l'aube d'un jour d'hiver. Soûlée par l'émotion et par la nouveauté non moins que par le punch sanguine, elle s'est laissé bercer.

C'est encore insoucieuse de tout qu'elle assiste à la dispersion de la fête, répond aux hommages innombrables, tire sa révérence à ses beaux-parents, remercie pour la troisième fois Pilar et Louverture, qui a offert de raccompagner celle-ci à sa loge en scooter. La coutume ne voudrait-elle pas que les mariés partent en tête ? Daniela ne sait plus trop, ça lui est égal. Son époux, qu'elle n'a pratiquement pas approché depuis la mairie, lui apparaît par élimination, à l'autre bout d'une salle presque vidée, comme un crabe à la marée basse. De fait, il ne la rejoint pas sans détour, obliquant vers la porte pour saluer quelqu'un, vers le buffet pour y grappiller des fraises. Quand il la retrouve, tout sourire, il lui en offre une et l'embrasse avant qu'elle ait pu la mordre, provoquant un rire étouffé.

— Tout s'est parfaitement passé
non ?
(Il lui parle à l'oreille, empoignant doucement une touffe de ses cheveux pour attirer sa tête. Il la regarde dans les yeux.)
— C'est le plus beau jour de ma vie.

Incertaine d'une foule de choses, elle voit pourtant qu'il est sincère : son visage est aussi radieux que s'il avait gagné aux courses.