Éphèse, l'exil d'Héraclite par François Huglo

Les Parutions

08 mars
2013

Éphèse, l'exil d'Héraclite par François Huglo

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Voyager, lire, quelle différence ? Quand Jean Esponde entre dans une bibliothèque pour se plonger dans Hérodote, Diogène Laërce, Callimaque l’érudit, Simplicius ou Curtius, il garde en tête les rumeurs et atmosphères de villes, des pays traversés. Il continue sa marche. Quand il se déplace, les rues et montagnes ouvrent des livres : histoire des peuples, des arts, des idées, géographie, archéologie. Le lecteur d’Esponde ne peut distinguer ce qui fut picoré dans un livre de ce qui fut glané sur la route. Lire, voyager, à condition de donner congé à l’ego encombrant, identitaire et craintif, c’est toujours « frotter sa cervelle à celle d’autrui », disait Montaigne. Entrer dans le fleuve du devenir, disait un autre.

            La « non-biographie » pratiquée par Esponde refuse la rassurante consistance de la biographie (Sainte-Beuve et son innombrable descendance), mais aussi l’enfermement dans un texte fétichisé. Elle est voyage, incessant et vivant échange entre le dehors et le dedans des livres. Elle est héraclitéenne. Nous nous baignons et ne nous baignons pas dans le même fleuve que Rimbaud, Barthes, Segalen, Héraclite,  nous vivons sur la même planète l’histoire de la même espèce humaine. Leurs pas ont tracé des pistes qui se croisent sur les routes et dans les livres avant de se croiser dans les « non-biographies » d’Esponde, qui s’adressent de nombreux clins d’œil. Nul anachronisme, nulle illusion rétroactive dans cette complicité, qui pourrait s’étendre à d’autres auteurs publiés chez le même éditeur. Virgile, Rousseau, Reclus, Thoreau, édités par l’Atelier de l’agneau, observent avec des regard familiers les invités des voyages d’Esponde, qui sont aussi ceux qui l’ont invité.

            La légèreté du pas libéré des bagages biographiques se traduit dans le style, volontiers elliptique, des fragments, notes de lecture ou de voyage, parfois sous forme de vers libres, mais groupés, organisés en chapitres qui centrent des thèmes sur des lieux : l’Artemision, Éphèse, Héraclite d’Éphèse, la nature, le devenir universel, Selçük. Ce style évoque à lui seul des temps « rugueux », de « jeunesse, maigreur, / regard frais, affûté / précarité de tous les élans » — le « souvenir de ces époques nues » qu’affectionnait le moderne Baudelaire.

            Accueillant livres —celui d’Héraclite, entre autres— et sans-logis, exilés, proscrits, voleurs, routards, le temple d’Artémis fut incendié par Erostrate en -356. Actualité d’Erostrate : « Dans la mini-bibliothèque / touristique de l’hôtel / absence d’Héraclite ». Plus largement, comme l’affirmait déjà le jeune Nietzsche, « la culture s’amenuise chaque jour parce que la hâte s’accroît chaque jour ». S’il ne croise ni Hegel ni Marx (il pourrait : n’a-t-il pas écrit : « la lutte engendre toutes choses » ?), l’Héraclite d’Esponde rencontre volontiers Nietzsche, qui aurait pu signer des aphorismes tels que : « les chiens aboient à l’inconnu », « L’âne préfère la paille à l’or », ou « La nature aime à se cacher » ; Nietzsche qui écrivait : « Héraclite ne décrit que le monde existant, en y mettant cette complaisance contemplative qui est celle de l’artiste devant son œuvre en devenir », et qui voyait dans « l’unique et éternel devenir, l’entière inconsistance de tout le réel », une « idée terrible et ahurissante, comparable, par son effet, au sentiment de celui qui, lors d’un tremblement de terre, perd la confiance dans la terre ferme ».

            S’il n’est pas nommé, comment ne pas penser à Rousseau quand Esponde dit : « Héraclite craint l’excès de richesse, de raffinement, de corruption, et le déclin agonistique cultivant le goût des jeux » ?  Ou quand l’Éphésien affirme sa fidélité à « la vraie Artémis, la farouche, la première, la chasseresse méprisant les villes » ? Si, quand il écrit « Un pour moi dix mille, s’il est le meilleur », Héraclite défend, selon Esponde, « une sorte de méritocratie servant l’intérêt général », ou d’ « élitisme républicain » (mais l’élitisme peut-il être républicain ?), qui l’écartent de l’auteur du Discours sur l’origine de l’inégalité », ne retrouve-t-il pas —ne refonde-t-il pas— l’égalité quand il affirme « Penser est commun à tous », ou « Ce monde, le même pour tous, ni dieu ni l’homme ne l’a fait, mais il était toujours, il est et sera » ? Esponde observe d’ailleurs : « L’élitisme d’Héraclite se fait une haute idée du peuple », contrairement aux « démagogues, tyrans, mages ». Un élitisme pour tous ? « La loi se fonde sur la nature du peuple et la nature des choses », continue Esponde. Non, Rousseau n’est pas loin. Diderot non plus (qui n’est pas nommé) quand Héraclite écrit : « Tout ce qui est vue, ouïe, apprentissage par les sens, moi je préfère ». Qui est ce « je » ? Héraclite disait aussi : « La plupart des hommes vivent comme s’ils avaient chacun en propre une pensée particulière ». Ce livre de fraîcheur offre à de brèves haltes sa réponse, à partager : « je » est Héraclite et Esponde, vous et moi, et les autres.

 

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