Opéradiques de Philippe Beck par Tiphaine Samoyault

Les Parutions

29 mars
2014

Opéradiques de Philippe Beck par Tiphaine Samoyault

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Paragonistique des arts

 

En 2009, la Pastorale de Gérard Pesson était montée à Paris au théâtre du Châtelet après avoir été créée à Stuttgart en 2006. Philippe Beck en avait composé le livret poétique d’après l’Astrée. Je le croisai quelquefois autour de la rue des Lavandières Sainte-Opportune lorsqu’il assistait, attentif, à toutes les répétitions. Il parlait de la rencontre entre les arts, entre la poésie et la musique en particulier, mais de la violence, aussi, que chacune pouvait faire à l’autre. Opéradiques a surgi dans ces dehors de la scène, dans les petites rues derrière, là où la pensée fraye et se renoue autrement, dans le calme, la ferveur et l’ancien. « Opéradique » naît ainsi de l’opéra, comme l’adjectif naît du nom commun, comme les coulisses naissent de la scène, comme la réflexion naît des rencontres, et le jugement « des yeux, des oreilles ». La dérivation est une dépendance mais pas seulement ; elle est aussi une histoire et une grammaire des liens. L’histoire porte le souvenir en avant et les formes dans des espaces qui n’étaient jusque-là pas faits pour elles. La grammaire fournit, avant l’ordre, une combinatoire. L’opéra se déplace. Les arts s’y rencontrent mais ils ne se donnent pas la main. Ou bien, comme le figure le dessin de Pierre Rameau, extrait de son ouvrage de 1725 Le Maître à danser qui sert d’illustration de couverture au livre de Philippe Beck, ils apprennent à « changer d’opposition ». Lorsque Rimbaud introduit le néologisme dans la poésie et la langue françaises, il fait certes collaborer la musique et l’architecture mais le modus operandi opéradique est celui de la confusion et de la coupure : « Un souffle ouvre des brèches opéradiques/ dans les cloisons, – brouille le pivotement des toits… » C’est un des exergues du livre. Le son disperse les ardoises et les pierres et, plus loin, « éclipse les croisées ». L’œuvre totale, créée par Arts plusieurs, n’a de sens que ruinée et disséminée, « brèchée ». Elle exhibe les traces d’un combat.

Mais « opéradique » ne dérive pas seulement de l’opéra. C’est avant tout en anglais un terme d’algèbre renvoyant aux « operads », néologisme formé par le mathématicien J. Peter May pour désigner un ensemble d’opérations pouvant permuter les propositions tout en conservant le même résultat. Le nom est composé comme un mot-valise rassemblant les termes d’opération et de monade (mais il l’a choisi also because his mother was an opera singer). L’unité résiste à la multiplicité en même temps qu’elle y prétend. C’est aussi un modèle de ce qui se joue dans Opéradiques, tous les arts pris ensemble, rivalisant entre eux et luttant chacun contre leur histoire, mais sans renoncer à ce qu’ils partagent : le nombre, le rythme, la musique. Operadic, Opéradiques sont des intraduisibles.

 

Paragone

La structure du livre est, comme toujours chez Philippe Beck, extrêmement concertée. Elle pourrait faire penser à un parallèle des arts comme la tradition esthétique n’a cessé d’en produire, avant même de porter ce nom. « L’introduction à la panthère » présente les cinq « opéradiques » qui, de quantités inégales, vont former les cinq parties de l’œuvre. Elles sont, dans l’ordre, « Pré-danse », « Musicole », « Peinturage », « Pagisme » et « Boustrophes ». La classification des arts ne procède pas comme chez Hegel du plus matériel au plus expressif, ni comme chez Kant de la distinction entre les arts de la parole et les arts du beau jeu des sensations (musique, peinture). Si classement il y a, c’est plus sous la forme du paragone, du parallèle, lorsque les arts sont envisagés dans leur relation. Plus exactement, c’est la mesure par quoi la poésie traverse tous les arts qui est l’objet de la réflexion. La poésie présente naît à l’instant même et au point précis où cette réflexion nous conduit.

La poésie, ici, dit chacun des arts envisagés. Ceux-ci ne sont donc pas caractérisés par leur rapport sensible à la matière ou à l’expression, mais par une certaine quantité d’espace et de temps qui est à la fois leur histoire et la tradition qu’ils composent avec la poésie. « Pré-danse » : ainsi naissance de la parole. « Bouche qui mime le “ramage limpide/ d’oiseaux” est Bouche Dansante ». « Musicole » : « Bouche est équipée » et le lien avec la poésie se fait histoire. Il y a des poèmes-Shaeffner, où la mesure n’est pas donnée par le chant des oiseaux mais par le battement régulier des marteaux ; un Rameau-Verlaine où « langue vient du plaisir du son ». Musicole,

C’est un chant descriptif atténué

et dynamité ?

Lully dit oui.

Mais Rameau dit aussi

que Musique se dit.

Elle débrouille un chaos

dans le bruit d’un tambour voilé.

Elle mime un bruit d’utopie.

Le dialogue des arts n’est jamais une pure adhésion de l’un aux autres. La brèche s’y introduit d’emblée, même lorsqu’il y a collaboration heureuse. C’est plus loin, ailleurs, que la guerre ouverte est déclarée. Entre la poésie et la peinture, plasticage généralisé. Le paragone devient paragonistique, « dans de la guerre des arts ». Cette partie du livre, magnifique, constitue l’opéra rejouant entièrement la tradition de l’Ut pictura poesis. Elle en donne une nouvelle interprétation qui, dans son versant le moins glorieux, conduit à la fureur dans les vernissages et à toutes les malheureuses nuances de gris. Dans son versant pensif, elle prend la forme de l’ekphrasis, la description de description qui, relue à travers la lecture par Spitzer de l’Ode to a Grecian Urn de Keats, est tautologie et tombeau.

Les arts tombent dans un art.

Il est rétif et possédé.

Chacun est le sillonneur sillonné.

Il précise un cours déchaîné.

Devant le mur de chaux,

des forces circulantes glissent

dans la main et le mur se couvre

de tracés.

Dans son versant poétique, elle fait du poème l’espace capable d’être la peinture sans l’absorber. Ce que disent, à la fin de la séquence, les Poèmes-Segui, les Poèmes-Pignon, les Poèmes-Vermeer. Ce n’est pas une question de supériorité mais d’équilibre dans le partage des sens.

Avec « Pagisme », c’est une autre guerre qui se déclare, de la poésie non plus seulement avec l’éloquence, comme dans les systèmes anciens, mais avec toutes les formes de la prose du monde. Le « pittoresque délaissé et dérythmé », les pages rayées, striées, sur-occupées du journal laissent peu de place au poème qui doit lutter pour s’imposer, trouver un foyer dépossessif et dépaysé. Il est beaucoup question ici de caractères d’imprimerie (fontes), de disposition sur la page, de petites capitales. La poésie n’est pas seulement parole. Écrite, elle doit lutter pour trouver ses marques et ses lieux. Dans cette séquence, contrairement aux autres, chaque poème tient sur une page et tire sa forme de son espace. La poésie peut aussi être un –isme, en luttant contre les autres –ismes avec ses propres moyens.

« Boustrophes », enfin, ce sont les strophes du rude bœuf, dans lequel on entend bien sûr le nom du poète médiéval mais aussi les manières d’opérer du bœuf, marquant les sillons d’un champ en allant de droite à gauche, puis de gauche à droite. Le motif de l’écriture boustrophédon, comme celui de la poésie comme art rude sont récurrents dans l’œuvre de Philippe Beck (de Rude merveilleux à Lyre Dure). Pour remusiquer, rhumaniser ou tout simplement refaire, il faut tracer le chemin dans l’autre sens. Ainsi,

Cet Opéradique Cinquième, ce Brèchant,

est Premier,

Bœuf dictant. Il refait la page autrement

Parcourir de la sorte la tradition invite à lire la façon dont les arts ont toujours lutté pour leur forme, pour la trouver et pour l’imposer. Leur manière de rivaliser pour le faire constitue précisément l’opéra. L’opéradique serait alors le mouvement qui sort de cette lutte, son excès, son reste, sa ruine inverse. Il définit en dernière analyse l’art du poème en tant qu’il est capable d’inscrire un dehors, de porter en même temps la forme et l’histoire. Cela ne permet pas de conclure une paix ou de terminer sur une réconciliation, mais d’exprimer une succession de développements et d’enveloppements qui permettent au poème de « phraser » les autres arts, y compris, dans la dernière partie, le théâtre et le cinéma (Béla Tarr, Frank Perry, Joris Ivens).

 

Poésie résistante

La matière de la poésie est histoire. La langue échappe de partout. Elle est chargée d’avenir et d’oubli. La reprise par Philippe Beck de deux paraboles importantes sur la langue le dit merveilleusement tout en permettant de penser combien la poésie doit être rude (dure, érudite et résistante) pour lutter contre sa dispersion dans le rude (cette fois au sens de difficile) aujourd’hui.

La première parabole est celle de la panthère parfumée de Dante. Relisons le premier chapitre du De Vulgari Eloquentia : « Après que nous avons chassé, par tous les monts et pâturages d’Italie, sans avoir trouvé cette panthère que nous suivons ; pour que nous puissions mieux la trouver, cherchons-la avec plus de raison, afin que par un travail soigneux, nous l’enveloppions toute dans nos filets, cette proie qu’on sent en tous lieux et qui n’apparaît nulle part. » La langue que la poésie ne cesse d’inventer se dérobe toujours. Même capturée, elle portera toujours plus loin son odeur. La deuxième parabole, celle des paroles gelées du Quart livre de Rabelais, matérialise autrement, mais non moins explicitement, les dangers de la capture et de l’emprisonnement. La langue porte la mémoire des guerres qu’elle gangue dans les mots, faisant ainsi courir le risque d’un définitif oubli. La poésie dégèle.

Il y a des phrases encore congelées :

qui va les re-fouetter ?

Administrer la dégelée ?

Tout l’art du blason est convoqué dans le poème « Mots gelés » pour dire la façon dont la plupart du temps, les arts, au lieu de libérer la mémoire et la pensée, se servent d’eux-mêmes comme de boucliers. L’importance de la poésie de Philippe Beck aujourd’hui, sa puissance capitale, celle qui reste puissance, est de ne pas faire du poème un bouclier. La langue continue de s’y chercher, comme par le passé. Elle cherche à avoir la résistance de la rudesse en renonçant à la saisie définitive ou à la solidité du congelé. À la dureté des défenses que le présent vient lui opposer, le poème selon Beck propose d’opérer selon la rudesse du bœuf, son endurance, son labeur, ses pieds dans la matière, sa lenteur, qui permettent en fin de compte la venue du neuf. 

 

 

 

Le commentaire de sitaudis.fr

Flammarion éd., 2014


485 p.


20 €

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