JEAN-JACQUES VITON
(1933-2021)

Les Célébrations

JEAN-JACQUES VITON
(1933-2021)

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ÉPISODES (à suivre)

 

« Si l’on admet le fait qu’un livre achevé est une aventure traversée, alors Épisodes représente bien les commentaires d’un parcours tributaire d’étapes dont la liste, la table, la géographie des arrivées, désigne la nature » à propos d’Épisodes, Jean-Jacques Viton – P.O.L éditeur, 1990

 

 

 

Nous étions nombreux à l'accompagner une dernière fois, Jean-Jacques Viton. Et si la tristesse de savoir que nous ne le verrions plus nous étreignait, les anecdotes fusaient joyeusement en tous sens. On pleurait puis on riait, on riait en pleurant. Si je vous écris, c’est parce que nous faisons tous partie d’une même « génération ». Il nous a tous vu émerger. 

Par exemple, je me souviens de ma première ou seconde lecture, pour la première Biennale des poètes en Val de Marne. J’étais morte de trouille. J’avais mis un rouge à lèvres vif, trop vif. Et j’avais lu comme un pied, paralysée, coincée du sommet du crâne au dernier orteil. Jean-Jacques était venu me voir à la fin de la lecture. Pas un mot sur celle-ci (ouille), pas un. Il m’avait juste regardée droit dans les yeux et m’avait demandé frontalement : « Pourquoi avez-vous mis ce rouge à lèvres ? Pourquoi ? ». Tout d'un coup, je m'étais détendue : ça m’avait mise en colère. Non mais, quel culot. Du haut de ma révolte candide, je tentais de lui répondre. Il enfonçait le clou et je m’enferrais encore plus. Exactement ce qu’il souhaitait. Il m’avait fait dévier. Engoncée, je sortais de mes gonds.

30 ans après, je me demande toujours pourquoi j’avais mis ce rouge à lèvre rouge trop vif. Inutile de dire que je n’ai plus récidivé.

Quelques années auparavant, à Cogolin, la vingtaine frétillante, j’étais attablée avec Jean-Jacques et Liliane, dans un bar. Il faisait doux. C’était génial cette bande de poètes déjantés (j’avais passé l’après-midi à suivre Hubert Lucot dans tous les bistrots de Cogolin). Je les admirais. II étaient tous si complices dans le quatuor Manicle. Et là, à l’instigation de Jean-Jacques - « Vous n’avez jamais goûté ça. Vraiment ? Alors, goûtez-y, vous verrez » - j’ai bu mes premiers Gin fizz. J’ai bu ça comme de la limonade. 1, 2, etc. Évidemment, j’ai fini complètement pompette sous les regards heureux, amusés et coquins de Jean-Jacques et Liliane. Des initiateurs. 

Voici donc un épisode de ce que nous pourrions écrire ensemble, successivement. Une accumulation, vite pour Jean-Jacques, sur Sitaudis. Une succession d’épisodes/souvenirs que vous m’envoyez et que je numérote par ordre d’arrivée. Une dizaine de lignes, pas plus. Une remémoration plutôt qu’une commémoration.

Véronique VASSILIOU

 

Jean-Jacques Viton taquinait tout le temps, houspillait, faisait semblant de se fâcher. On voyait poindre son sourire, sa moustache frémissait un peu. Jean- Jean-Jacques Viton faisait des clins d'œil. Jean-Jacques Viton parfois jouait au macho en même temps était extrêmement courtois. Jean-Jacques Viton était un ami attentif, bienveillant. Jean-Jacques Viton était très attachant. Jean-Jacques Viton portait des foulards autour du cou. Jean-Jacques Viton était élégant comme un britannique venu se poser à Marseille. Jean-Jacques Viton n'était pas britannique. Ce que j'aimais, chez Jean-Jacques Viton, outre son écriture, c'est son humour pince sans rire, sa manière de s'exprimer et sa voix. Regardez-le, écoutez-le raconter.  Écoutez sa voix

Il y a longtemps, quand j'écrivais des lettres, quand j'écrivais à Jean-Jacques Viton, je commençais par Cher Unseulté. Dandy chéri il s'est barré ailleurs.

Nadine AGOSTINI

 

J'ai au moins deux souvenirs précis avec Jean-Jacques.
Le premier :
nous sommes tous les deux dans l'appartement de l'avenue du Prado, je propose à Jean-Jacques de regarder le dvd du film Borat (avec Sacha Baron Cohen). Le visionnage est un déluge de fous rires comme jamais je n'en ai vécu jusque-là. Je me souviens de tout, sons images gestes ; sensation d'être ajustés dans cette réception et que le film, par ses outrances, déverrouille quelque chose en commun. 
Le second :
peu avant de retourner les épreuves d'un petit livre de poèmes à l'éditeur, je propose à Jean-Jacques de les relire. Il accepte (de répondre à ce qui est bien sûr une demande). Très concentré, rapide, avec douceur et fermeté à la fois, il me propose quelques modifications, peu de choses mais qui chaque fois changent tout, et que j'accepte sans réserve. J'admire la sûreté de son geste, comme d'un tailleur impeccable, la justesse de son regard et de sa voix, tous deux inoubliables.

Éric HOUSER

 

On est dans une rue à Marseille. Jean-Jacques, que je rencontre pour la première fois, me lance au vol quelque chose — une phrase, un mot — complètement inattendu ; un coup de bâton zen en pleine face. Je suis tétanisée. Je ne sais pas quoi répondre. Même la répartie qu'en général j'ai une heure après ou le lendemain ne viendra pas. 
On est à Prads, avec Henri et Lili, à traduire pour al dante Adilia que nous aimons tant. Montée célérissime du ton, à propos d'un point de traduction. D'un coup, Jean-Jacques (ou bien est-ce Liliane ?) se lève et dit : « Puisque c'est comme ça, je m'en vais ! », si vite le tout que je réalise avoir raté la dispute vive, le point, la colère, la scène, le finale ! Viton : toujours plus vite que toi. 

Nathalie QUINTANE

 

Mai 1993 à 8 milles pieds comme un vers assez long, en chemin vers Helsinki pour y atterrir frôlant les sapins puis repartir illico vers St Petersbourg, survolant les Fjörds, la côte norvégienne ou franchement finlandaise dentelée ensoleillée, folle, Jean-Jacques regardant par-dessus mon épaule, sincèrement affecté me dit : "C'est très-très humide comme pays".
Ça a fait ma journée et puis ma semaine, mon mois, mes années.

Stéphane BÉRARD

 

Jeudi 18 mars 2021, cimetière St Pierre, à Marseille, nous sommes quelques-uns autour de Jean-Jacques Viton, nous retrouvant, nous embrassant, vraiment, nous serrant dans nos bras, enfin, et c’est si rare, exceptionnel, en ce temps viral. Nous déposons des bouquets de fleurs, qui partiront avec lui. Quelles fleurs aimait-il, ai-je demandé à Liliane Giraudon ? « Il aimait les tulipes, les roses, les violettes, les anémones, les lys, toutes les fleurs champêtres… ». Je n’avais jamais offert de fleurs à Jean-Jacques, à Liliane oui. Par pudeur peut-être. Je m’approche de quelques-uns de ma génération ; il y a là comme un lien, sensible, lointain et présent, vif néanmoins. Nous avons en effet un peu un grandi ensemble, et Jean-Jacques et Liliane, leur travail, leur présence, ont participé à nous élever. Poétiquement. Politiquement. Leur existence même à Marseille, presque comme une anomalie, une excentricité, dans cette ville contradictoire et contrariante, est plus que symbolique. Elle manifeste un possible, et leur activisme est performatif. Une action poétique. Elle donne le courage d’y tenter quelque chose, encore, envers, et contre tout. Contre l’absurdité. Ensemble. Salutations admiratives et chaleureuses à ces inséparables. Souvenir doux et tendre de la main de JJ caressant et baisant celle de Lili, chez eux, entre deux lectures intempestives.

Colette TRON

 

Les marches avec Jean-Jacques dans Marseille, qui pouvait devenir Londres, Dublin, ou Kyoto, ou ailleurs, « allons n’importe où », bras dessus dessous, la réalité arpentée côte à côte, en décalage léger. Les flâneries en voiture jusqu’au rivage, la falaise, la houle. Jour de froid et de vents impérieux. Le tangage de ses souvenirs, « C’est ça la vie n’est-ce pas, ces apparitions disparitions, et le principal c’est bien entendu, le retour accolé à la disparition ».

Les excursions dans le langage. Dans le salon, au 27 avenue du Prado, en attendant Liliane. La recherche incisive du mot à son plus juste sens. Lunettes penchées sur le livre qu’il appelle toujours la Soif, édité par Henri Deluy, il est en concentration de lecture, vif, beau et percutant. Il est le poète en action. L’impeccable interrogation de Jean-Jacques jusqu’à ce que le dialogue ouvre l’horizon. Le sourire d’intelligence à la suite.

Les voyages imaginaires dans les courriers de Jean-Jacques. Les échanges de fous rires. De mail à mail à conversations multipliées. «  A demain  comme prévu, même heure, à  Westminster. Je viendrai dans le boghei bleu … »

Tous ces voyages, cher Jean-Jacques

                                                                                                         Maxime H. PASCAL

 

Dans une notule (Cahier Livres du 20-21 mars), "Libération" (qui s'intéresse peu aux poètes vivants) fait part de la "mort du poète J-J Viton (...) auteur de quinze livres aux éditions P.O.L, et de nombreux recueils ailleurs." De ce désinvolte (voire indécent) "ailleurs", m'accompagnent depuis leur parution : "Le Wood" (Orange Export Ltd.), "Galas" (André Dimanche), "Notes pour Echo Lake" de M. Palmer, co-traduit avec S. Levy (Spectres Familiers), "JLS / JJV - Marseille 10.45-20.00" avec J.-L. Sarré (Cornaway), "Les Poètes - Vestiaire" (Fourbis).  Et, moins publiquement j'ai en tête l'élégante gestuelle de Jean-Jacques Viton manipulant sa blague à tabac quand venait le désir de fumer...

Jean-Marc BAILLIEU

 

La dernière fois que j’ai parlé à Jean-Jacques, ce fut au téléphone : je m’étais mis dans l’angle d’une vitrine de librairie pour l’entendre bien, la librairie Prado-Paradis, à Marseille, à un jet de pas de chez lui. Il avait tenu à m’appeler et s’excusait déjà de peut-être me déranger pour me remercier de ce que j’avais écrit sur son nouveau livre (Cette histoire n’est plus la nôtre mais à qui la voudra, P. O. L, 2016) dans le n°179 du Matricule des anges. Je me souviens que nous parlions comme à voix basse, mais que tout était immensément distinct dans sa voix un peu sourde, y compris ses silences. Cet appel fut très émouvant, car je me retrouvais, l’oreille collée à sa voix, accueilli comme cela l’avait été la 1ière fois où je le rencontrais pour un entretien, au milieu des années 90. Cette hospitalité, que Liliane et Jean-Jacques m’offrirent à différents moments, je me souviens aussi combien elle fut joyeuse la dernière fois où je le vis : alors que Jean-Jacques me demandait depuis combien de temps nous ne nous étions pas vus, il me laissa à peine le temps de lui répondre, qu’il bouclait la boucle, malin renard aux yeux d’indien, par un très sérieux « tu as pris un sacré coup de vieux » !! dont toutes et tous, lui avec nous, avons éclaté de rires.

Emmanuel LAUGIER

 

J. J. a toujours été là. Il a participé à la construction de mes images mentales.
Je n'appartiens pas à cette génération de poètes(ses) désignées qui font sens… II y a le temps de chacun, je suis une artiste qui écrit avec cette écriture silencieuse, publiée depuispeu. J'ai eu la chance de connaître J.J avec Lili davantage ces dernières années.
J'aimais son vouvoiement, élégant et respectueux, son humour. Son : « Mon petit » qui n'avait rien de paternaliste. Cette élégance en tout qui l'a accompagné jusqu'au bout. Qu'il me parle un certain jour au restaurant chez Maga du Maroc de son enfance... ou qu'il plaisante autour d'un whisky...
Jean-Jacques est un grand poète, l'émotion ressentie lors de sa dernière lecture à Montevideo autour de sa dernière publication chez P.O.L: « Cette histoire n'est plus la nôtre mais à qui la voudra »… reste intacte, indélébile. Je sais que ce soir-là, il a révélé en moi un pont entre son histoire et la mienne. Cette histoire est vraiment devenue la mienne. Ce moment comme miraculeux grâce à une, son écriture.  J'aurais aimé savoir lui dire plus de choses. Son fantôme bienveillant va rester présent dans ma vie.

Je vais relire tous ses livres car les ponts doivent s'entretenir. Jean-Jacques, mon petit, vous ne disparaîtrez pas, ne vous effacerez pas.

Dominique CERF

C'HELLO

C’est avec Jean-Jacques, my Jay Jay, que pour la première et dernière fois de ma vie j’ai joué du violoncelle. Il en est allé de même pour lui, bien sûr. (Bien sûr ? N’aurait-il vraiment plus, lui, “touché l’instrument”, et alors en beau secret ?) Un duo. Dans les locaux du Grim auquel j’appartenais alors, rue des Dominicaines, bustes et archets droits – très. Nous étions très sérieux, il était bien tard, vraiment bien tard ; ou fort tôt, si l’on veut. (Dan et Lili, sérieusement pas contentes, ne manquèrent pas de nous le rappeler lorsque, le concert à la Saint-Colombe fini et un petit dernier pour la route d’évidence considéré, nous nous nous sommes retrouvés chez nous, très très sérieux après notre cahotique retour visant bien les bandes blanches inventées-commentées pour ne pas verser dans le marasme total.)
Jean-Jacques et moi avons toujours en quarante ans tout fait ensemble sérieusement. Nous avons bu sérieusement (salut à Henri Deluy : je ne bois plus – enfin : je ne bois plus sérieusement), sérieusement déconné, parlé jusqu’à plus de mots de littérature-poésie, de politique et d’amour sérieusement, la nuit n’étant pas forcément le moment le plus propice (mais elle aura si bien aidé, la nuit, à nous dire l’un l’autre ce que l’un pour l’autre nous étions). De l’amitié nous avons fait notre sérieux rieur, essentiel, puissant. Gioco serioso – c’était notre histoire.
Ce soir il est tard ; ce soir le premier peut-être du premier soir de ma vie ma vue se brouille encore et j’ai relu ses lettres, l’ai revu-réécouté lire “Le ressac”, ai repris des photos, celles de la force vive des instants, et il me manque. Me manque tant. Sérieusement. Va me manquer sérieusement jusqu’à la fin de ma vue.

Christian TARTING

 

Au matin du 14 mars j’ai annoncé à mes parents et amis :

« Ce matin à l’aube
mon fils Matthieu a eu 56 ans
et ce matin à l’aube
mon ami Jean-Jacques Viton est mort. »

que j’ai fait suivre de ces 3 vers magnifiques de Jean-Jacques tirés de

Stèle à Georges Carpentier :
Pour la chute exacte au tapis
Il frappe alors en dansant
Juste à la pointe du cœur

Jean-Jacques et moi nous nous sommes connus,
j’étais encore adolescent
et il était déjà un jeune homme,
élégant
et énervé.
Il travaillait au TQM (Théâtre Quotidien de Marseille)
J’y ai vécu des soirées incroyables autour d’Antonin Artaud,
du transsibérien de Blaise Cendrars
une Dernière bande inoubliable de Samuel Beckett.

Et tant d’autres…

Depuis longtemps je me disais poète mais c’est là que j’ai su que je le seraiS …
Comment parler d’un ami devant ses amis ?
Devant toi Lili et toi Marc-Antoine ?
Son amour pour toi Lili…
Et cet autre amour pour toi Marc-Antoine.
Comment dire mon bonheur d’être votre hôte dans votre maison
et dans votre Banana Split ?
Comment dire les réunions pour préparer notre festival de poésie à Cogolin
dans les années 80 ?

Jean-Jacques était élégant, énervé et frileux.
il avait froid, toujours
il s’emportait toujours et en rigolait aussitôt :
« Alors si c’est ainsi, appelez moi un taxi ! »

Comment parler avec vous toutes et tous de ces bonheurs faciles et fragiles,
fugaces et éternels,
ils sont là tous – vifs – dans ma mémoire.
Là, obligé : une pensée pour Henri Deluy !

Tout ça revient :
ses lectures,
ses textes,
sa poésie ...

Assister au jeu du quatuor Manicle
là, en scène, tous les 4 Jill et Nanni, Jean-Jacques et toi Lili
Oh lalala !
Le jour où vous avez donné Alba :
hui encore l’émotion est intacte, chair de poule et frissons.
Et ce voyage inoubliable à Saint-Pétersbourg au début des années 90 !

Je fus longtemps loin de ma ville et je revins
et notre amitié ne nous avait pas quittés.
Nous pratiquions les terrasses,
les conversations sur la misérable politique,
sur les rivalités poétiques,
sur les gloires de jadis…

C’est grâce à JJ que j’ai compris ça :
on a plus à apprendre des poètes qui pratiquent autrement
ça nourrit plus !

Là, maintenant,
ou je partage pour beaucoup avec beaucoup
ou, quoi qu’ils écrivent, disent et font : je m’en fous !
Alors j’attaque une diète forcée…

Tu me manques Jean-Jacques.

Julien BLAINE

 

C’est la manifestation du 1er mai 2002. Entre les deux tours des élections, quand ça commence à recommencer, bien que ça n’ait jamais cessé. Jean-Jacques et Liliane m’ont donné rendez-vous devant la fontaine des Danaïdes. On s’y retrouve à l’heure dite, il y a aussi André Robèr avec son drapeau noir. On décide de rester ensemble en attendant l’avancée du cortège. Il y a déjà un monde fou, on est contents de voir tout ce monde dans la rue. Liliane et André disent bonjour à plein de gens, ils s’éloignent un peu, rejoignent d’autres amis. Alors avec Jean-Jacques on se déplace vers un coin plus ensoleillé, à l’ombre il fait un peu frais. On est vraiment émus de voir tous ces gens, on se le dit. Une femme en tailleur, les cheveux retenus en chignon, passe devant nous. On dirait qu’elle a perdu quelqu’un. Elle repasse, plusieurs fois. Elle finit par s’adresser à nous : « Je cherche la manifestation, vous aussi ? » Jean-Jacques répond amusé : « Il me semble qu’on l’a trouvée ! » Elle lui dit très sérieusement : « Non pas celle-là. Je cherche la manifestation de soutien à Jean-Marie Le Pen. » Jean-Jacques me regarde, la regarde, il dit : « Mais elle est folle celle-là, elle est complètement folle ! C’est incroyable d’être folle comme ça ! » Le fou rire me prend, la femme tente de fuir au plus vite malgré ses talons qui l’entravent. Je ris tellement que je n’ose plus regarder Jean-Jacques, il prend l’air faussement sévère et déclare : « Dans ces conditions, je préfère rentrer tout de suite chez moi. » Heureusement Liliane et André reviennent nous chercher : « Allez, on y va ! » C’est Jean-Jacques maintenant qui est écroulé de rire en leur racontant l’histoire. On rit tous les quatre, on est contents, c’est une marée humaine sur la Canebière, on est unis. On marche vers le Vieux-Port, Liliane et André ont trop chaud, on s’arrête deux minutes sur le côté pour qu’ils se découvrent. André demande à Jean-Jacques de lui tenir son drapeau, ça l’énerve puis ça l’amuse, il hisse haut le drapeau, il pose, je le prends en photo. Quand André veut reprendre son drapeau, Jean-Jacques ne veut plus lui rendre, il dit : « C’est bien la seule photo de moi avec un drapeau noir. »

Frédérique GUÉTAT-LIVIANI

 

Il n’y a pas si longtemps (déjà temps Covid). Nous sommes au 3ème étage, hors-sol. Avec Liliane et Jean-Jacques nous discutons. C’est vif. Comme toujours. Le sujet : le grand dépotoir de Julien Blaine. Puis ça dérive. Comme toujours. Les souvenirs, les arguments, les verres et les cigarettes se succèdent. Tout y passe : la politique, la poésie, les sujets de colère, ceux de joie et d’émotion. Les amitiés, les inimitiés, les engueulades, les réconciliations – ou non. Les soirées, les lectures, les festivals, les revues, les éditions. Les voyages. Les revues. La poésie. Puis il y eut un silence (c’était si rare). Dans ce silence Jean-Jacques écrase sa cigarette encore fumante, sa main légère se lève et s’envole, son regard suit le mouvement et il dit, doucement, tendrement presque : « nous avons fait tant, tant de choses... »

Laurent CAUWET

 

Près de vingt ans de regret de n’avoir pas revu Jean-Jacques, la gentillesse attentive incarnée, une distinction, la première invitation à la Nouvelle B.S. malgré un avion raté (1996), à côté d’un tenant de la prose en prose ami-ennemi de Tortel, l’anxiété, la Vieille Charité, le souvenir intact. Salut à Jean-Jacques, comme à l’intérieur d’un pachinko, entre flipper et machine à sous.

Philippe BECK

 

Cher Jean-Jacques, un souvenir me revient, celui de l’une de nos toute premières rencontres. C’est un souvenir très précis, très présent, en couleurs, en vraies couleurs des instants fugitifs qui durent tout le temps. Un bar de nuit mais où ?  Marseille, Paris, ailleurs ? Qu’importe, c’est la langue commune qui fait lieu, territoire à l’endroit, endroit où les choses surviennent, nous tiennent lieu d’endroit. Et nous parlions la même langue. Liliane était là, pétillante, joyeuse, rapide, vive. Tout le monde fumait (tu vois, c’est loin…). Nous avions passé la soirée à discuter dans ce bar-monde baigné d’une lumière tamisée, brun orangé, et pour tout dire ambrée comme le sont les meilleurs whiskys. De whiskys, justement, il avait été beaucoup question, nous partagions cette passion – j’allais dire cette religion, mais de ce mot je crains que tu ne prennes ombrage –, même si tu étais beaucoup plus connaisseur que moi, et nous en avions évoqué quelques-uns, en buvant quelques autres, finissant cette infinie soirée dans les brumes et les torpeurs qui délient les langues, font les mots ronds, les pensées soyeuses, les rires molletonnés, la parole plus lente mais auréolée d’une buée de sens qui dit mieux parce qu’elle s’évapore dans l’air comme la part des anges. Ton sourire discret mais vif, ta moustache si britannique (tu avais beaucoup ri quand je t’avais confié qu’elle m’évoquait celle du personnage figurant sur les anciennes boîtes de lames Gillette), tu étais, comme toujours, impeccable. Et je revois encore ton air outré, que tu aimais surjouer avec une pointe de rire dans le regard, quand, bien imprudemment, je t’avais avoué que j’étais bourbon plutôt que scotch (j’ai, depuis, changé mon fusil d’épaule). Tu ne m’aurais pas opposé plus vif ni plus nerveux argument si je t’avais dit que je préférais les pauvres vers de Mendès à l’alambic Rimbaud. Il y a des sujets qui ne sont pas négociables. Tu étais tranché tranchant, sanguin serein, enjoué discret, passionné tenu, méridional so british, oxymorique, en somme, veste de bonne coupe qu’il ne m’aurait pas étonné qu’elle vînt de quelque tailleur de Savile Row, corps sec comme un coup de trique, élégance de lord anglais, geste délicat, port altier, comme on lit dans certains romans, verbe économe mais toujours en double strike. Et donc whiskys. Nous en fîmes la chair de notre conversation, en accumulations, lentes. Linkwood, Glendronach 12 ans, Dalmore, Port Askaig, Kilchoman Machir Bay, Arran Sherry Cask The Bodega, Fettercairn, Arran Lochranza, Old Pulteney 8 ans, Lagavulin, Kilchoman Sanaig, Dalmore Vintage Sherry, Tamnavulin Red Wine Cask, Jura Seven Wood, Machrie Moor, Edradour 10 ans, Benriach The Twelve, Benromach Organic, Arran Quarter Cask The Bothy, Laphroaig, Elements of Islay, Speyburn Bradan Orach, Craigellachie, Glenburgie, Glen Keith, Highland Park, Aerolite Lyndsay, Kilchoman, An Cnoc Peatheart Batch, Ledaig, Auchroisk The Oaky, Peat’s Beast, Glentauchers, Speyburn, Ben Nevis, Orkney, Clynelish, Inchgower, Macduff. À l’infini. Buissons de noms, qui restent accrochés à ta présence joyeuse et qui mettait en joie, buissons d’endroits, buissons d’histoires. Qui demeurent les nôtres. Et à qui les voudront.

 

Jean-Michel ESPITALLIER

 

Parmi les nombreux livres si singuliers de Jean-Jacques parus chez P.O.L. et "ailleurs" (merci à Jean-Marc Baillieu), il y en a un qui compte particulièrement à mes yeux. Les poètes  (Vestiaire) paru chez  Fourbis, en 1996. Quel titre, n'est-ce pas ?
Il s'agit d'un ouvrage consacré à la lecture en public, en trois grandes parties, et de nombreuses sous-parties dont : "le marché", ou "le dispositif" ; et qui se termine par les poètes que Jean-Jacques a vus lire.
Livre unique, livre essentiel. Premier "outil de réflexion" sur la lecture à haute voix. Souvent drôle, inclassable, inattendu, très précis. En voici l'exergue : "La poésie ? C'est épatant ! C'est l'évasion" (France Inter).
Il n'y a pas de poème Jean-Jacques Viton dans mon Vocaluscrit, pour la raison première que je n'ai assisté à aucune de ses lectures au moment où je l'écrivais.
Nous avons partagé un espace de lecture, il y a presque 30 ans. Nous sommes arrivés dans le hall d'une université à 12h. Les étudiant*es passaient rapidement, se rendaient au restau U, indifférents à notre présence. Nous devions lire là. Il fallait en quelque sorte réussir à happer le flux. De l'animation de grande surface.
Je fulminais intérieurement. Je voyais Jean-Jacques calme, silencieux, concentré. Il m'avait remis à ma place quand j'étais allé vers lui : "Bonjour Jean-Jacques, ravi de te revoir", et lui : "Ah ! Je ne tutoie personne, j'ai horreur de ça !". Son tour venu, il a pris place devant dix personnes tout de même immobiles et mobilisées. Et il a commencé en dédiant sa lecture à une amie. Nous partagions aussi cela : dédier nos lectures, tantôt à une personne chère, tantôt à une victime. Merci Jean-Jacques.

Patrick BEURARD-VALDOYE

 

Accumulation vite fut publié en 1994, avant l’omniprésence d’Internet et des réseaux sociaux, un titre qui résonne comme snapchat (tu postes, tu effaces), 

à une époque bénie où ni Amazon ni Google n’avaient exercé leur emprise sur nos vies. Dans le chapitre intitulé Comment atteindre l’absent dans la cible

Jean-Jacques élabore une généalogie de la lenteur, une réflexion quasi métaphysique à partir de cette petite machine sonore que fut le répondeur téléphonique, 

préhistoire de nos smartphones. Communiquer était encore une affaire interpersonnelle, un affect (deux personnes : un émetteur, un destinataire, une voix).

Jean-Jacques fut aussi un poète de la voix, l’homme rétro à la moustache, que j’ai toujours associé à Liliane dans leur générosité fédératrice et joyeuse

pour créer des collectifs, publier les autres poètes (Banna Split, If). Je l’ai plus lu que connu, aussi ce sont essentiellement

ses textes qui déclenchent  en moi un effet de mémoire (signal vert, signal rouge, présence, absence).

Sa poésie exprimait quelque chose sans s’exposer, sans hystérie (ni Google, ni Amazon), sans exagérer sa cible, elle s’est évaporée dans sa trajectoire 

vers le lecteur inconnu ou familier (nous, toi, moi, Liliane, les poètes), la parole manquée de celui qui n’est plus.

 C’est le geste cassé dans son élan

la parole coupée dans sa trajectoire

c’est une rencontre déséquilibrée

l’Absent majeur a toujours raison *1

Véronique PITTOLO

Le commentaire de sitaudis.fr

Toutes les contributions sont bienvenues.