Geneviève MARTIN (1939-2023) par Dominique Angel

Les Célébrations

Geneviève MARTIN (1939-2023) par Dominique Angel

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 Avec Geneviève, nous formions un couple d’artistes, par-delà les sentiments qui nous unissaient. Un couple d’artistes, c’est un projet de vie. Les difficultés rencontrées par les artistes entraînent parfois des couples à se séparer. D’autre fois, l’un des deux artistes du couple abandonne son activité artistique pour permettre à l’autre de continuer. Le plus souvent, c’est la femme qui abandonne à son détriment. Mais quand l’un disparaît au sein du couple, le projet s’éteint de lui-même. Nous ne viendrons plus jamais dans l’atelier de l’un ou de l’autre pour voir le travail de la journée, parler et s’aider mutuellement. La maladie a progressivement effacé dans la mémoire de Geneviève ce qu’elle était, et a entrepris de saper méticuleusement la raison et la clairvoyance de son bel esprit.

Lors de la préparation de mon exposition au Château de Servières, sa directrice m’a fait savoir que je pouvais inviter qui je voulais dans cette manifestation. J’ai invité Geneviève. Ainsi, le dialogue que nous avions entamé depuis 60 avec ma compagne s’est poursuivi un instant encore.

 

(à propos d’un dessin de Geneviève exécuté le 20/08/2022)

Quand je levai les yeux de mon ouvrage, Geneviève s’était réveillée et me regardait en souriant. Je lui demandai si elle voulait écrire un mot ou faire un dessin sur mon carnet. Elle semblait préférer un dessin sans trop savoir à quoi elle s’engageait ; sans doute à un simple déplacement de sa main avec une intention qui la dépassait. J’avais posé le carnet ouvert à une page blanche sur la table et l’aidai à placer ses doigts sur le stylo, la pointe appuyée sur le papier. L’effort qu’elle devait accomplir pour maîtriser la direction à lui donner, plus que de savoir quoi dessiner, l’accaparait tout entière. Elle demeura un moment immobile. Je la sentais qui essayait de rassembler ses esprits. Le stylo tangua un moment sous la pression hésitante de ses doigts, la pointe toujours ancrée sur le papier. Elle s’efforçait de débusquer l’endroit mystérieux du cerveau où les décisions jaillissent sous l’ordre impératif de la raison. On aurait dit qu’elle était sur le point de reconnecter l’échange harmonieux de ses fonctions cognitives troublées ; une émotion qui la tenait en suspens perçait les agglomérats de protéines dans les cellules nerveuses de son cerveau. Une bulle de lumière diffuse, proche d’une apparition divine allait lui révéler ce qui s’était dissout dans le brouillard épais de sa conscience. Elle s’efforçait de voir ce qui allait la délivrer. Son système nerveux la tenait dans une tension extrême, il vibrait à la sollicitation désespérée de son âme. Alors, dans un dernier effort, elle poussa le stylo en avant. Surprise par le trait qui suivait la pointe, elle s’arrêta pour le regarder, puis elle poursuivit son dessin. Il avançait en suivant, aurait-on dit, le stylo. Il tourna, s’arrêta un moment, puis repartit pour s’enrouler en formant une mêlée avant de s’éloigner pour composer une sorte d’écheveau, comme une île lointaine, retenue par un fil au continent. Elle le fit revenir vers le premier enchevêtrement en traçant le chemin tortueux et tremblant de son émotion ; une abstraction de sa pensée présente. La conscience fugitive de son existence.

Certains artistes parviennent à donner du sens à un seul trait (ou un seul mot). Quiconque le regarde en apprécie la justesse s’il est particulièrement réussi. Ce trait évoque la densité de la chair, celle de la forme, celle d’une présence, celle d’une absence si on cesse de le regarder. On voit alors, fixé dans le temps, la présence intangible, détachée de toute agitation, de tout ce qui s’est déplacé hors du visible. Geneviève vit recluse dans un autre monde. En perdant un jour la faculté d’écrire, sa main a tracé des lettres, des mots et des phrases qui s’étiraient au point de former une ligne et de devenir illisibles.

Dessiner comporte l’idée d’une rêverie, d’un moment durant lequel l’attention est détournée hors du champ commun des émotions.  La rêverie transforme un simple trait en dessin qui pense. Dessiner d’après nature, d’après la nature, d’après ce que l’on voit chaque jour, exécuter des dessins d’imagination faisant référence à ce qui pourrait exister (Canaletto appelait ça « des caprices »), ou bien d’après rien, suivant son humeur. Des abstractions d’humeurs belliqueuses par exemple, ou paisibles, contemplatives, langoureuses, ou celles d’un désastre annoncé. Dessiner le vide, un signe, une intention, une émotion, un ornement, une énigme. Alors, pourquoi ne pas dessiner un trait. Je ne dis pas tracer un trait, je dis bien, dessiner un trait. Dessiner une beauté sans nom, une beauté chancelante, un sentiment de beauté sur lequel on s’accorde sans en connaître le sens. Dessiner une pensée informulée et le mystère de l’attention que l’on y porte c’est facile à dire. Mais révéler l’image de la terreur et l’exactitude du dessin qui l’exprime c’est difficile à faire. Geneviève en a fait l’expérience en sachant depuis longtemps ce que voulait dire dessiner un trait. Ce trait parti à la recherche des mots dont elle a perdu le sens se trémoussent, s’emmêlent en exprimant la forme fulgurante de l’indicible. Laurence Sterne fait dire à son héros* sous la forme d’arabesques intraduisibles, ou d’une succession de signes typographiques simulant une phrase placée dans le corps du texte, ce qu’il ne peut dire ou veut dissimuler.

Geneviève a emmêlé des traits sur un carnet de notes. Le dessin tient à ce fil, et à celui de sa propre existence d’artiste, à l’endroit où la puissance muette de l’esprit en perdition se cramponne à un tressaillement, une émotion, une hésitation, un tremblement.

 

* "Vie et opinions de Tristram Shandy gentilhomme"

 

 

 

 

 

Le commentaire de sitaudis.fr

Avec l'aimable autorisation de l'éditeur, extrait de "L'homme de ménage", à paraître le 16 février  2024 aux éditions Fage (Lyon).