Virginie Lalucq, Cutting the stems par Laurent Zimmermann

Les Parutions

27 mars
2024

Virginie Lalucq, Cutting the stems par Laurent Zimmermann

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Virginie Lalucq, Cutting the stems

 

Laisser s’évaporer la traîne des clichés lyriques

 

 

 

Il y a, dans la poésie contemporaine, ce qu’on peut appeler des classiques. Des livres publiés il y a dix, vingt ans, encore tout à fait actifs, ouvrant l’une des grandes voies possibles de l’écriture poétique de maintenant. Le premier livre de Virginie Lalucq Couper les tiges, est de ce nombre. *

Une remarquable traduction vient d’en être publiée en anglais, dans une édition bilingue qui redonne aussi aux lectrices et lecteurs français accès au texte, en attendant une réédition (situation courante pour la poésie contemporaine, que ces livres importants non réédités, hélas). Occasion, au moment où ce livre va rencontrer un public aux États-Unis, de le retrouver dans sa version originale.

Et quel bonheur de revenir à ce texte qui se donne, bien que premier livre, comme une poétique – mais joueuse, inventive, très drôle et enthousiasmante, tout à fait libre – et montre de manière éclatante ce que peut la poésie aujourd’hui !

 

C’est bien en effet du côté de la liberté qu’on se trouve d’emblée embarqué en ouvrant Couper les tiges. La première personne, le « je » lyrique, est tout de suite mise à distance, et c’est la troisième personne qui surgit, dans un écart ironique et amusé par rapport à soi. Et par rapport à l’écriture elle-même, bien vite remise à sa place, l’ouvrage jetant par-dessus bord, pour commencer, toute la pesante mythologie de la grande poésie, des ambitions dans les hauteurs et la pompe :

Elle n’écrit pas :                                                elle sèche le texte au large

Sécher, oui, car s’il y aura lyrisme, et enthousiasmant, ce sera en laissant s’évaporer toute la traîne des clichés lyriques, en détraquant la langue pour les dépasser. Et au large, bien sûr : on quitte les terres poétiques déjà mille fois arpentées, direction – ailleurs.

On passe toute la fantaisie déroutante des premières pages – il faut les lire – pour insister sur un point, ce « Elle », très vite posé comme désignant aussi « Ma phrase », celle qui écrit et sa phrase donc, alternativement. Virginie Lalucq a l’art des formules d’une très grande profondeur lancées comme en passant et l’air de rien. Ainsi dans l’un des nombreux passages à l’inventivité loufoque, à la logique illogique qui fait sourire, cette manière de tourner en dérision toutes les raisons, sérieuses et absurdes, de déclarer une supériorité du IL sur le ELLE :

 

5

Elle dit ELLE                                      mais elle pourrait très bien dire IL

Il y a autant de i dans ELLE que dans

                            IL

 

Égalité revendiquée du ELLE et du IL qui s’amuse de la bêtise des raisons de ses adversaires, résumée en un argument délirant (le nombre de « i » dans un mot), et aussitôt balayé, comme il convient de faire avec tout argument allant dans ce sens, sans souci de réponse exacte à ce qui, au fond, n’en appelle pas.

Poétique en acte, sans révérence pour la Poésie et les fleurs de langue, mais très préoccupée de souci pratique : y a-t-il quelque chose à faire avec la poésie, avec la langue, et quoi, et comment ? Et ne manquant pas, dans les drives joueuses, de piquer immédiatement au but quand la configuration trouvée le permet.

L’autrice se représente en fleuriste, trivialisant ainsi pour les écarter les fleurs de rhétorique, la poésie "poétique", autant que les graves absentes de tout bouquet :

16

Elle est fleuriste, fleuriste de profession.

Ce qu’elle préfère dans son métier ?

couper les tiges. et leur clouer le bec.

( clouer leur bec aux mots

  

Passage de quatre vers, mais dans l’ensemble les unités, numérotées, sont plus courtes, et mélangent vers et prose. Brièveté qui permet de ne jamais s’appesantir sur une proposition, dans un mouvement de transformation toujours en cours, sans transition, dans la rapidité, le contre-pied.

Il s’agit d’une poétique, et le livre n’oublie pas de travailler à partir du genre, de lancer donc des définitions (loufoques, en l’espèce – et sérieuses), des propositions. Gypse / organdi /fleur désigne ainsi un réseau d’analogies et les possibilités de l’analogie. Se déploient alors de nombreuses lignes d’invention possibles du gypse et de l’organdi, posés comme équivalents des fleurs ou plus exactement des « actions-fleurs ». Car il s’agit bien toujours de cela : non pas poser les fleurs comme une réalité poétique, mais les poser comme un objet à travailler, à secouer, à lancer, à récupérer cassé ou monté avec d’autres éléments. Non pas évoquer, mais agir dans la langue.

La formule de l’analogie est donnée en trois temps :

 

#11  Le gypse est l’équivalent-minéral de l’organdi

 

#12  L’organdi est l’équivalent-tissu du gypse

 

#13  Le gypsophile est l’équivalent-fleur de l’organdi

 

Table d’équivalence ouvrant aux comparaisons, aux métaphores, mais pas seulement, toute l’affaire est là, car il n’y a pas de raison de ne pas ouvrir à nouveau la boîte des loufoqueries conséquentes. Où on trouve une extension des limites de l’analogie tout d’abord : si on voit bien toute la tradition de la phrase-fleur ou du vers-fleur, pourquoi ne pas passer à la phrase-gypse ? Phrase qui devient ainsi « une phrase d’origine calcaire/ fragile friable », une « gypsophrase » ou « action gypsophile », où le gypse retrouve la fleur par association sonore, de gypse (minéral) à gypsophile (la fleur). Entretemps la fleur sera devenue fragile, renversant au passage l’assurance et le pouvoir sûr de lui-même que défendent les fleurs poétiques, d’une fragilité retrouvée du côté du minéral, et d’une fragilité liée au friable. De là, place est faite, tout naturellement, aux syllogismes les plus farfelus, donc intéressants, et finalement parfaitement vrais :

 

#13  Le gypsophile est l’équivalent-fleur de l’organdi

 

#14  Ceci implique que

 

#15  le gypse est une variété d’organdi

 

#16  Or le gypsophile est une variété d’organdi

 

#17  Donc le gypsophile est une variété de gypse.

 

Course des trois termes qui nous mène à la déclaration d’une raison poétique, celle des contaminations et des glissements, dont la profusion s’offre comme une ressource toujours drôle et inventive : ainsi apprend-on que « dans organdi il y a gardon »… Certes ! Et le gardon d’entrer dans la course.

« Car les mots sont là pour nous rappeler qu’ils nous échappent, sitôt qu’on les croit mordre à l’hameçon ! » Du moins, lorsque la langue est remise en mouvement.

Et Virginie Lalucq a encore mille manières de faire s’échapper les mots, de leur rendre leur liberté, c’est-à-dire la nôtre. Manières sérieuses, manières joueuses, car si tout n’est pas sérieux dans Couper les tiges tout est néanmoins rigoureux, et d’un autre sérieux finalement, qui travaille les mots suivant le son, les associations, les ruptures, les rappels, les contrastes, suivant les possibilités qu’ils offrent et qu’usuellement nous ne voyons pas. Vérité, intensité aussi, trouvées avec ces fleurs de rythme, d’imaginaire et de courage à mener sa vie, et d’abord avec cette poétique déroutante, d’invention et d’invitation à l’invention.

 

* Couper les tiges a initialement été publié en mai 2001 par Henri Poncet dans la collection La Polygraphe des éditions Comp'Act

 

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