La Zone d'intérêt, film de Jonathan Glazer par Michaël Moretti

Les Incitations

08 févr.
2024

La Zone d'intérêt, film de Jonathan Glazer par Michaël Moretti

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Un chef d’œuvre nécessaire.

 

The Zone of interest, d’après le roman de feu Amis, est du niveau des films de Kubrick. Ce dernier retira son projet Arian papers à cause de La liste de Schindler de S. Spielberg (Schindler's List, 1993) qui, malgré son succès, suscita quelques légitimes remous à sa sortie. Comment représenter l’irreprésentable ? Quelques rares films ont réussi le pari ardu : l’étonnant La dernière étape de Jakubowska (Ostatni etap, 1948), La passagère (Pasazerka, Munk et Lesiewicz, 1963), le nécessaire Shoah de Lanzmann (1985 ; en rediffusion jusqu’au 1er mars sur France 2) et Le Fils de Saul de L. Nemes (Saul fia, 2015, Grand prix à Cannes).

 

Glazer, qui nous émerveilla avec son incroyable Under the skin (2013) où Scarlett Johansson, en alien séductrice et dangereuse, déroute et joue l’un de ses meilleurs rôles, développe un dispositif surprenant, glaçant à la Haneke, et pertinent. Filmer à distance avec dix caméras des plans lointains, comme une caméra de surveillance, un cadre fixe comme les frères Lumière, un montage strict, l’effet Koulechov sidérant, des contre-plongées déformantes, un bruit de fond incessant pour le hors champ, avec un énorme travail très fin sur le son d’après des recherches précises (venu du clip puis de chez Lanthimos et Peel, Johnnie Burn, prix de la Commission supérieure technique de l’image et du son au Festival de Cannes pour La Zone d'intérêt, s’inspire, entre autres d’Un condamné à mort s’est échappé, Le vent souffle où il veut, R. Bresson, 1956). L’ouverture est un écran noir avec une musique dissonante de Mica Levi, égale à Ligeti ou Penderecki. Ce sas laisse songer à ces longs films historiques en 70mm ou à 2001 : L'Odyssée de l'espace (2001: A Space Odyssey, S. Kubrick, 1968). Ensuite, des fleurs en gros plans, interrogeant la beauté, le statut de l’image entre le cinéma et la photographie.

 

Nous suivons le quotidien, presque comme Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles de C. Ackerman, (1975), - certains citent Tati (Mon oncle, 1958), glaçant, avec décoloration et travail sonore postsynchronisé, mais ce n’est pas précisément Jour de fête (1949) -, d’une vie bourgeoise de la famille Höss se déroulant à côté du camp d’Auschwitz-Birkenau que le mari dirige. La femme, haineuse et cupide, vivant dans le déni, jouée par la désormais indispensable Hüller (Anatomie d’une chute, J. Triet, 2023), tente de rester belle en essayant une fourrure spoliée dans d’atroces conditions, s’occupe de ses nombreux enfants et de sa belle-mère, réveillée en pleine nuit par sa conscience, se consacre corps et âme à sa maison Bauhaus, à son jardin, à son train de vie, martyrise une servante - une jeune femme réduite à l’esclavage, y compris sexuel -, se soucie jusqu’à l’obsession de la possible mutation de son mari et de sa perte de confort et de qualité de vie. Un pique-nique bucolique en famille avec forêt de bouleaux que jouxte une rivière. Des transats dans le jardin. Jeux d’enfants. Discussion d’adultes dans la serre. Une réunion technique, remémorant La conférence (Die Wannseekonferenz, M. Matti Geschonneck, 2022) à propos des fours crématoires, dont nous voyons la fumée, tournants donc plus efficaces. A faire frémir.

 

Des échappées poétiques, une respiration, comme ces scènes d’intermède, régulières, en caméra thermique avec images en noir et blanc : un conte de Gretel en voix off, à partir d’un poème bouleversant d’un déporté en sous-titres, avec une petite fille, résistante, qui dépose la nuit des aliments pour les évadés ou exploités. La scène finale relève de l’installation d’art contemporain dans une photographie à la Gurski : le nettoyage dans un musée après un gros plan sur une pyramide de chaussures. Ce film, Grand prix à Cannes, est fascinant par le langage cinématographique original, son montage (Paul Watts), sa richesse, où toutes les sensations sont convoquées, par sa rudesse sans concessions. Etranges sont les réserves de certains critiques. Le film serait trop esthétisant. À voir absolument.

 

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/signes-des-temps/est-il-possible-de-representer-la-shoah-du-cinema-de-claude-lanzmann-au-film-de-jonathan-glazer-6753541