Je deviens (séances) de Jean-Marie Gleize par Yves Boudier

Les Incitations

15 févr.
2024

Je deviens (séances) de Jean-Marie Gleize par Yves Boudier

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Autour de l’arbre. Un sol de terre battue, un sol engourdi, un champ d’orties, sur la boue le dessin, Cette unique trouée où était couché le grand arbre mort.  Se défaire, mais comment, de l’obsession, ne plus compter les cailloux au fond de ses poches, Molloy ou Lily Briscoe ? Comment, à l’instar de Samuel Beckett[1], sortir d’une méditation « de colère et de perplexité » pour vibrer d’une inspiration métaphysique refondant le projet poétique et ne garder qu’une pierre au creux de la main, les autres « lancées en l’air ». Non, aucune dérision, aucune pulsion vaniteuse chez Jean-Marie Gleize, en cela presque frère de Virginia Woolf, « J’ai eu ma vision[2] », sinon qu’il ne s’abandonne pas à l’eau sombre de la rivière dont il suit toutefois la pente, pour trouver le passage, écrire au pied de l’arbre où je deviens. Celui dont l’aïeul en accomplissait trois fois le tour, une main frottant l’écorce vive, dont l’aubier s’était fait mémoire des disparus à ciel ouvert. J’attends la suite au pied de l’arbre. Ou bien, avec Paul Celan, « … dans les nuages où l’on n’est pas serré[3] », un dépliement du ciel comme jamais.

 

Jean-Marie Gleize connaît la valeur aspectuelle de l’inchoatif, l’expression de l’initial. Tout commence ici, écrit-il au seuil du livre, avec l’état des choses, plus encore l’éclat des choses, pour toucher plus loin que la seule mise en abyme d’un présent de l’enfance, J’y reviens. J’y reste. J’y deviens. Un temps fondateur, la reprise implicite d’un de-venir, chrysalide d’un a-venir passé, le sou-venir dissous comme poudre dans la coupe ultime : transsubstantiation ou breuvage socratique ? Le choix est sombre à la traversée des blessures, c’est le corps qui voit le théâtre de la mort mise en scène, Plus aucun bruit cette nuit et l’autre nuit, la poussière doit retomber. Comment Vivre sa mort avant de mourir, se demande l’enfance, témoin silencieuse du monde fracassé des vivants, même défection nocturne, mêmes déplacements, même récit jusqu’à la presque disparition du sujet ?

Ainsi, la distinction aristotélicienne entre l’essence et l’accident devient-elle celle qui va se nommer substance et espèce pour s’unir dans la mutation métaphorisée du regard de l’enfant sur son histoire. La réalité concrète des faits devient le réel qui donne sens à la langue, l’inscrit de la filiation, […] la prononciation d’une loi sans pareille – de soi seule perçue. Une transsubstantiation de poétique. L’exhumation est alors possible d’un corps qui se fait porteur de toute l’humanité dans ce qui demeure du décharnement et des objets votifs qui l’ont accompagnée. La terre se referme sur un double cercueil. On est au cœur du livre, sur le point de trouver le passage.

 

Imprimée en caractères italiques, la page soixante-cinq, telle l’acmé des fragments mesurés du récit, se présente comme le contraire même d’un acte de foi dans les pouvoirs référentiels de l’écriture révélant les effets du passé non pas sur un futur, mais sur ce que les souvenirs détermineraient dans le présent d’une parole intime. De quelle réassurance sommes-nous en quête lorsque l’on convoque par l’écriture l’héritage d’un être disparu, alors même que l’on pense, que l’on sait que le passé est soldé ? Le refus de cette récurrence rétrospective apparaît de la sorte comme la voie pour se débarrasser de toute référence autre que celle d’une vulgate narrative […] apprise dès l’enfance et toujours recommencée. Ce livre, en effet, ne permet ni d’entendre ni de se faire complice malgré soi de la confession abstraite d’un vécu, débordant d’allers et de retours entre un passé d’émotions et un présent réflexif. À rebours d’un songe éveillé, dans ses pages palpitent sans cesse une présence naturée, un émerveillement authentiquement panthéiste, une mise en scène d’images traversées par les oiseaux, les rivières et les sources, hantées par les bruyères, les genêts, les ronces, […] le champ de digitales […] tapis d’herbes transparentes et de fleurs séchées, jusqu’au bois, le Bois du Chat, dont les majuscules le parent de l’autorité charmante d’un caractère, le déguise et le masque des vertus secrètes d’un héros de contes dont les personnages […] finissent toujours par entrer dans la forêt […] une épaisseur indistincte de vert sombre, forêt matricielle du récit qui lie le naturel et le divin, la lumière et « la ténèbre ardente et plus lointaine[4] » chère à Julien Gracq.

 

Désormais, au-delà de cette longue anamnèse, comment franchir la fin du couloir ? Le temps est venu de l’Inventaire, muet et cadré dans la livraison émouvante de six photographies, celles d’une vie arrêtée, assise, couchée jusqu’à une disparition que figurent l’empilement ordinaire des vêtements, les objets rangés, un lit entrouvert, un canapé, un fauteuil, un tabouret, chacun de ces meubles de solitude auréolé de sa banalité affectueuse. Puis, comme enchâssés dans l’image, le quotidien et l’usage du monde que sont le sac de courses, le caddy, le cruel déambulateur, l’aspirateur, le téléphone sur sa tablette, le baril de lessive et les cadres disposés de biais sur le meuble bibliothèque où l’on devine une parentèle déjà vieillie. Il est cinq heures au cadran du petit réveil nacré, cette renverse du temps pour ceux qui n’attendent plus, […] avec maintenant du vide au fond des yeux.

 

Alors commence l’autre livre qui réécrit ses débuts. L’émotion est celle de parcourir de nouveau un récit mais libéré, dans le trouble conjuré qui suit la confession et le pardon. Il ne se tient dès lors que par le tendu des premières pages, lit-on dans les notes qui closent le livre. S’il n’y a pas d’après-guerre, comment peut-on investir et résumer le présent ? N’aurait-on fait, à travers ces pages, qu’errer dans les allées d’un cimetière, je marche la nuit entre les tombes, je viens me pencher, ou parmi des paysages guerriers sans âge, Entre les feuilles et les mots gelés, mêlant les traces et les images, l’écrivain devenu peintre en position d’attente. Suivent trente-deux paragraphes, variations d’une errance lucide dans un amas de ruines que vient traverser la lumière. […] La nuit venue il dormira dans les orties, il entrera dans la vie des morts.

 

Et il nous faudrait reprendre la lecture de ces pages, visitées par la peinture, de Raphaël à Claude Lorrain, de Kandinsky à Rothko -qui n’entendra pas The Rothko Chapel de Morton Feldman- jusqu’à rêver, les yeux fermés sur la musique de Phil Glass, du repentir visionnaire d’Angèle de Foligno, jusqu’à plonger dans l’in-figurable de la peinture de Jean-Louis Vila et partager la communion « incipit liber[5] » d’une feuille manuscrite du cahier où les séances ont vu le jour, or L’encre commence à se diluer, les mots sont à peine lisibles.

La mémoire s’est écrite sous un grand ciel de lumière. Du Je deviens au Je devient, en écho au « Wo Es war’soll Ich verden[6]» freudien. Des trous de mémoire, oui. Et la chute sans fin dans ces trous sans fin.



[1] Molloy, éditions de Minuit, 1951.

[2] La promenade au phare, éditions Stock, 1929.

[3] Todesfuge (Fugue de mort), 1945-1947, Poésie/Gallimard, 1998.

[4] Le Rivage des Syrtes, éditions José Corti, 1951.

[5] Locution que l'on trouve au début des manuscrits latins du Moyen Âge : « ici commence le livre ».

[6] (31e Neue Vorlesungen) in Nouvelle Suite des leçons d'introduction à la psychanalyse, OCF.P, vol.  XIX : 1931-1936, Paris, PUF, 1995