Le sillon du poème de Jacques Rancière par Ariel Spiegler

Les Parutions

31 mai
2016

Le sillon du poème de Jacques Rancière par Ariel Spiegler

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« Non il n’est pas de moi le discours que je vais tenir »,
Platon,
Le Banquet, Éryximaque citant Euripide.

 

 

 

En mars 2016, les éditions Nous publient Le sillon du poème, en lisant Philippe Beck de Jacques Rancière. Le titre annonce une réflexion esthétique arrimée à l’étude d’une œuvre en train de s’écrire, choisie parce qu’elle se prête à et rend possible une discussion portant sur la position de la poétique eu égard à la situation contemporaine de la langue et de son histoire.

Le livre est composé de cinq parties : deux études de Jacques Rancière sur l'œuvre de Philippe Beck, une reproduction de poèmes, et deux discussions. Il s’agit, comme le veut Platon, de penser en dialogue. Ce que dit Rancière de la poésie se construit de page en page dans l’attention portée à la singularité d’une œuvre, qui dans sa corporéité propre ouvre sur un questionnement plus général sur la poésie comme genre ; dialogue ensuite parce que Philippe Beck est toujours ou bien interrogé ou bien cité : « c’est assez dire que si je me trouve signer seul un livre sur Philippe Beck, ce livre est aussi un dialogue où il a apporté sa propre réflexion sur la pratique et la pensée de la poésie » ; et enfin parce que d’autres interviennent, certains morts éminents et qui permettent de dessiner l’horizon du problème : La Fontaine, Schiller, Hegel notamment, et d’autres, vivants quant à eux, Dieu merci, et qui nourrissent ces dialogues premiers et les ponctuent. Il s’agit d’Alain Badiou, dont il est dit dans la deuxième étude (une reproduction des actes du colloque tenu à Cerisy en 2003) qu’il parlait « hier soir ». Il entre à la page 78, où il prend la parole : « Philippe Beck : Alain, j’aimerais bien t’entendre sur cette affaire de poésie didactique… Alain Badiou : Mais je ne voulais pas du tout parler de ça… » Puis, entre autres, la psychanalyste lacanienne Annie Guillon-Lévy p. 83, et Tiphaine Samoyault p. 85.

Bref, autant de voix qui convergent pour interroger une poétique horizontale qui, en un sens politique tout d’abord, descend de son surplomb historique pour entrer dans une parole impersonnelle en redistribuant les rapports : « cet homme qui parle à d’autres hommes n’est pas un « je » qui parle à d’autres « je », mais quelqu’un qui fabrique et fait rouler des pierres, des pierres de parole impersonnelle qui vont être balancées dans une sorte de zone de voisinage, qui est en même temps une zone de séparation entre les cœurs ». La poétique beckienne, dans sa façon de se positionner avec la parole possible ou tue des autres, des lecteurs notamment : « savent lire ceux pour qui lire est difficile », découle de la « pression » exercée par le monde et commande un « dégel » : « Philippe Beck : « Une idée de la poésie affecte pour le meilleur la vie de toute parole, qui est effort, soustraction au sommeil glacé de la pensée ». Mais le poème épouse la forme verticale d’une violence originaire et crisse comme un condensé de « pierreries » où l’on marche en funambule et qui concentre sens et musicalité, deux possibilités du langage qui deviennent des apories si l’on ne garde pas la ligne de crête qui les maintient à la fois ensemble et à distance, et si l’on tombe d’un côté dans une sécheresse signifiante et abstraite (Boileau) et de l’autre dans une ivresse musicale prise dans son propre ronronnement (je refuse d’écrire un nom dans cette parenthèse, pardonnez cette unique réserve).

Jacques Rancière examine avec une finesse et une élégance qu’il serait falot d’essayer de gloser, deux poèmes de Chants populaires, reproduits dans le cahier central du livre. Citons quelques vers seulement d’une crête de pierreries qui a tenu toutes ses promesses et possède en outre une force de langage qui tout à la fois fait sursauter et apaise ; crête de solitude anonyme, humaine, et terrible tracée par quelqu’un qui est sans conteste, nous osons le dire, un immense poète :

 « Simple va dans le matin
froidement.
Et pointe le cœur de bête
. »

 « Foule de bêtes aime un Os de trop. »

On ne saurait exprimer sans impudeur l’enthousiasme que l’on peut ressentir en lisant ce petit livre d’une densité théorique et d’une vivacité rares. Qu’est-ce qu’un auteur qui renonce à la propriété de sa signature ? Probablement l’équivalent intellectuel et littéraire d’un maître qui renonce à la maîtrise. Merci à tous ces vivants d’avoir pensé, écrit et tâtonné ensemble.

 

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