Philippe Beck, colloque de Cerisy (2) par Éric Dazzan

Les Parutions

25 févr.
2015

Philippe Beck, colloque de Cerisy (2) par Éric Dazzan

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Philippe Beck, un chant objectif aujourd'hui

 

 

   En août 2013 se tenait au Centre Culturel International de Cerisy un Colloque sur l’œuvre poétique (et critique) de Philippe Beck. Les actes de ce Colloque que les Éditions Corti viennent de publier sont un magnifique outil pour découvrir cette œuvre singulière mais aussi pour réaliser, à partir des questions qu'elle pose et dont elle s'anime bien souvent, une longue focale sur la situation de la poésie aujourd'hui.

    Cet adverbe est bien évidemment central lorsqu'on aborde la question de la poésie que deux siècles de modernité nous ont habitués à considérer, contradictoirement, comme toujours déjà dépassée (et donc inactuelle, ne pouvant participer de la connaissance de l'aujourd'hui ni de celle de demain) et pourtant toujours encore à dépasser. Il y a, en effet, une tentation non seulement de la poésie mais aussi du poétique, tentation qui creuse notre aujourd'hui et qui fait que la poésie semble doublement impossible, inadmissible au sens où l'entendait Denis Roche – inexcusable et indigeste – et pourtant ne laissant pas de faire résonner son chant de sirène, se refusant à disparaître tout à fait de nos cœurs, s'obstinant, comme une mauvaise fille, à réveiller ce qu'il nous reste de faculté d'épanchement sentimental. Si je nomme Denis Roche, c'est à la suite de Stéphane Baquey dont l'étude (« Des poèmes re-situés : vers la popularité ou le dénouement d'un drame de l'expression ? », p.482) replace l’œuvre de Beck dans son contexte philosophique et poétique à la fois immédiat et étendu. La question est bien ici ou plutôt aujourd'hui, pour qui s'obstine à prendre la parole en poète, à occuper cette posture (Jacques Rancière, « De la poésie au poème », p.231), celle d'une « forme radicale », excessive ou négative de « scepticisme quant à la poésie ». Ce scepticisme se nourrit d'un savoir sur la poésie et d'une lucidité quant à ses pouvoirs ou ses impuissances. Il ne va pas non plus, et cela est essentiel, sans une facilité, une aisance sinon un bonheur d'écriture qui ne peuvent paraître que trop grands si on les rapporte à leur objet ou à leur occasion, le poème tel qu'aujourd'hui on l'accueille et on peut l'entendre. L'on peut dire probablement de Philippe Beck ce que Christian Prigent disait de Denis Roche dans son essai sur ce dernier (Denis Roche, col. Poètes d'aujourd'hui, Seghers, 1977, p.6), à savoir qu'il y a au cœur de leur écriture une gourmandise (« et une connaissance inégalable » ajoutait Prigent) de la poésie. Cette gourmandise « assumée et poussée à la consommation orgiaque » pouvait s'accompagner, chez Roche, d'un « certain dégoût » lorsqu'il devait dire la chose, prononçant le mot poésie « comme s'il avait à la fois à sucer tel os (tel reste à déguster en songeant, déjà, à autre chose) et à flûter les dernières notes grêles » (ibid., p.7) d'une musique pastorale (à laquelle, précise Prigent, il est bien difficile de s'arracher). Chez Beck, cette gourmandise est à la fois hantée d'une inquiétude et doublée d'une décision, d'une volonté. Les deux – inquiétude et volonté – nourrissent non seulement le chant – et permettent peut-être de comprendre ce que chanter veut dire dans cette œuvre – mais aussi le rapport de la musique – et de la poésie – au politique.

   Le motif de l'inquiétude se rencontre dans l'étude de Jean-Luc Nancy (« Commence toujours (sur les rédifications beckiennes) », p.204) : « Chant populaire », écrit-il, « dit l'inquiétude d'être privé d'une musique qui risque de n'être plus là ou qu'on sent mal résonner. Musique qui n'endort que pour mieux faire grandir, musique non de divertissement mais d'avertissement […] où se disent les mœurs, les façons de former nos vies et nos cœurs. » Autant dire que « le drame de l'expression » qu'évoque le titre de l'étude de Stéphane Baquey n'est plus tout à fait celui qu'a traversé le jeune Francis Ponge. Le drame de l'expression (poétique) est bien plutôt qu'elle ne donne plus rien à entendre non du sujet (qui devient chez Beck « l'impersonnage ») mais du monde et de l'aujourd'hui, ou encore du monde tel qu'il se fait aujourd'hui, tel qu'il se fait en chacun et par chacun de nous. Comme l'écrivent Béatrice Bonhomme et Lucile Gaudin-Bordes (« La rédification des Contes dans Chants populaires de Philippe Beck », p.63), « le chant de Philippe Beck est dirigé vers la communauté car chaque homme en tant qu'un n'est pas un, mais « Un homme est l'unité d'une foule ». Et dans une autre citation de Beck l'on peut lire que « le héros de tout chant est le grand nombre. » L'inquiétude qui est donc au cœur de cette œuvre et de sa musique propre – Jean-Luc Nancy écrit encore que « phonerie c'est résonance du grondement de l'inquiétude » (p.205) – cette inquiétude porte donc sur la possibilité d'une communauté, sans laquelle l'un qu'est chacun devient impossible, souffrance singulière au sens où elle est incompréhensible et isolée, anomique. La gourmandise déçue (dégoûtée) et le jeu érudit d'un Denis Roche débouchaient sur un dépeçage du discours poétique, sur une mécriture qui faisait du poème le tréteau grimaçant sur lequel proclamer que la poésie était crevée, que cette outre était définitivement dégonflée. La décision de Philippe Beck est tout autre et chez lui le ready made ne procède pas tant à une destruction qu'à une re-fondation, ré-dification, mot clé de cette œuvre et du discours critique qu'elle génère. Le poème de Philippe Beck est certes encore une scène sur laquelle le « drame de l'expression » se joue, mais non pas seulement au sens où il se met en scène de manière méta-poétique mais au sens où il se vit et donc se risque et s'avance vers un dénouement ou vers la proposition d'un dénouement. D'où la décision qui fonde l'évolution de l’œuvre de Philippe Beck et qui donne à son chant sa tonalité/ fonction politique. Cette décision porte d'abord sur le rapport de la poésie à elle-même, à sa propre possibilité-impossibilité ainsi qu'au « réel », à la possibilité, cette fois, de le dire mais aussi d'y habiter, c'est-à-dire, on l'a vu plus haut, d'en faire résonner en soi le chœur. La plupart des articles du colloque travaillent cette question et en montrent l'extrême complexité (et fécondité chez P. Beck). Je m'en tiendrai à S. Baquey (p.482) qui cite Beck qui écrit, en manière de réponse à Y. Di Manno, à Ch. Prigent, ou encore à J.M. Gleize que « « La mort de l'art » [implique] l'existence de la poésie. ». Il s'agit, par la poésie et sa pratique, de favoriser « un dénouement du scepticisme » (p.483) ou de résoudre le « drame de l'expression qui menace la fonction poétique elle-même » (ibid.) et de dépasser ainsi l'alternative malheureuse entre « la tautégorie radicale, sous le nom de littéralisme, et la dilution pseudo naïve de la tautégorie dans le lyrisme » (p.484). Que la poésie reste une tautégorie qui produit son sens (et sa légitimité) en s'accomplissant comme poésie, qu'elle parle d'abord d'elle-même se faisant est un fait. Mais, c'est cette qualité là qu'il s'agit de sauver en sauvant la « fonction poétique », puisque c'est cette dimension tautégorique qui rapproche la poésie du réel qui, après tout, s'avance lui-aussi vers son sens et  cela en se faisant, en se donnant pour le réel et en s'avançant vers lui-même. Poésie et réel sont deux noms du possible et l'un et l'autre dépendent, exigent pour advenir à eux-mêmes un faire, une poïesis.

   C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre cette affirmation de Beck qui écrit que le poéme est « un absolu transitif ». La transitivité de cet absolu qu'est le poème passe par la monstration d'un faire qui en appelle à celui du lecteur mais aussi à celui qui est encore agissant dans les œuvres vivantes du patrimoine. Si, comme l'écrit Alain Badiou dans « La lyre dure de Philippe Beck » (p.144), le poème, dans cette œuvre, « se déploie comme pensée de lui-même » ou encore s'il est « aussi une poétique », c'est qu'il est un faire se pensant ou se visant comme tel, comme participant du faire qui porte vers lui-même à chaque instant le réel. Il est un faire qui se réfléchit dans ceux des autres et qui donnent aux autres l'occasion de se penser à leur tour. L’œuvre de Beck vise à ré-difier la puissance du faire, et ce mot de puissance doit s'entendre aussi bien comme force, énergie que comme possible, virtualité. « Le poète est un homme qui fabrique », écrit J. Rancière dans son étude (p.244), « il fabrique sur le mode de l'exemplification de la puissance de faire qui est en chaque être de langage, mais aussi il fabrique à partir de la présupposition de la capacité d'attention aux fabrications de langage, qui est présente chez ceux qui font simplement attention à ce qu'ils font. » En cela le poème beckien vise à ré-difier une communauté dans laquelle dire, faire et écouter ne seraient plus séparables. Le dehors du poème, ainsi entendu, en tant que puissance d'action et de réception, est bien alors, selon la formule de Rancière, ce qui « doit produire le mouvement de la machine » qu'est le poème (p.247). Art et humanité (ibid.) ont leur condition dans la même puissance d'accueil et c'est cette dernière qui fait qu'il y ait un possible du monde, qu'il y ait popularité, autre mot clé de l’œuvre de P. Beck, constitution d'une communauté politique, qui, comme la poésie ou le réel, est également tautégorique, trouvant son sens en se faisant, en s'avançant vers elle-même. C'est dans cette perspective qu'il faut envisager aussi le retour au vers et à la musique et donc du chant. Il y aurait beaucoup à dire sur ce point particulier et les études présentes dans cet ouvrage ouvrent de nombreuses pistes de réflexion. Il faudrait, bien sûr, commencer par relever, comme le fait Rancière, que la musique beckienne n'a rien de verlainien. Le vers est d'abord ici verticalité, spatialisation scandée d'un faire à l’œuvre. Pour reprendre un autre motif de cette œuvre, la musique procède ici d'un et à un assèchement du marécage sentimental, à une dissipation du brouillard affectif qui embue le regard. Mais si la communauté du faire humain que convoque le poème beckien exige que les consciences soient éclaircies, elle n'exclut pas le cœur et ses raisons. Comme le fait remarquer  Antonio Rodriguez (« La « cordialité sans cœur » de Philippe Beck », p.292) – et comme on peut le constater en lisant les actes du colloque qui lui est consacré - « de manière surprenante chez un poète qui se définit comme « expérimental », le cœur revient constamment dans l’œuvre de Philippe Beck ». Il revient comme revient la question du poétique et peut-être au même titre : le poétique, comme le Phénix ou le poète descendant aux Enfers, ne meurt jamais qu'en direction de lui-même, du recommencement de son possible. Les formes que prend le lyrisme ne sont jamais que transitoires, désignant toujours un horizon à rejoindre où se tient la possibilité toujours neuve, inentamée, du chant. Comme le notent Béatrice Bonhomme et Lucile Gaudin-Bordes (p.44), le travail de réécriture des Contes qu'a entrepris P. Beck s'inscrit dans cette perspective : il ne s'agit pas d'un simple travail de reprise, mais bien plutôt de « la « réassomption », sans connotation transcendante aucune, de possibilités qui n'ont jamais été réalisées et qui sont disponibles. » Je finirai sur une citation de P. Beck et sur le commentaire qu'elles en font : « « L'écriture d'un cœur chercheur est une écriture moderne, nourrie d'ancienneté vivante » […] Le cœur est le lieu de la chercherie perpétuelle. » *

 



* Jean-Luc Nancy ouvre son étude par une citation de Pasolini (p.194) : « Con l'allegria che accendono/ I canti popolari, o il vino ». Lorsqu'il s'agit du cœur, l'on pourrait penser à ces vers que l'on trouve à la fin de « La ricerca di una casa » (in La persécution, poèmes choisis, présentés et traduits de l'italien par René de Ceccatty, Poésie Points, 2014, p.104) : « Cuore degli uomini : che io non so più,/ da uomo, né amare né giudicare,// costretto come sono quaggiù,/ in fondo al mondo, a sentirmi diverso,/ perso ad ogni amore di gioventù. »

Le commentaire de sitaudis.fr

sous la direction de Isabelle Barbéris et Gérard Tessier,


Corti, 2014


580 p.


29 €

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