Dire cela de Robert Creeley par Anne Malaprade

Les Parutions

23 juin
2014

Dire cela de Robert Creeley par Anne Malaprade

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Voici un livre qui participe d’un dire tout en nuances et en transparences : voix écrites, timbres retranscrits, échanges provoquant des sous-conversations par lesquelles on devine cela, certes, mais aussi tout ce qu’aucune articulation nominale et déterminée ne peut saisir. Les souffles, ni tout à fait sons ni tout à fait sens, les attentes, ni tout à fait vides ni tout à fait résolues, les expositions (de soi dans un monde qui n’en finit pas d’accueillir la précarité de la vie, de la langue dans un échange qui met en partage la part de silence constituant chacun de nous) se déploient en des strates palimpsestes qui dessinent, en « échos » pluriels, les déclinaisons d’un art poétique que Robert Creeley formule lors de trois entretiens avec Jean Daive. Mettre au point, faire le point, pour surprendre et suspendre la grâce de l’éphémère. Poindre le réel dans une perspective en laquelle résonnent l’expérience, autrui, le monde : des directions qui s’avèrent également des creux. Ainsi des galeries souterraines relient le présent au passé, joignent l’un à l’autre, croisent le lieu à l’espace : ces mouvements invisibles donnent corps à des poèmes qui s’imposent comme d’entêtants efforts et lieux d’une mémoire.

         Cela est peut-être un livre qui lui aussi n’est pas tout à fait un livre. Un triptyque léger et portatif qui présente, accueille, et traduit une œuvre écoutée-aimée-respirée. Premier panneau : Jean Daive flashe ce « temps de l’animalité » qui caractérise le voyage dans l’humain accompli par Robert Creeley. Une question, un poème, une rencontre, une série de poèmes, et puis la mort qui survient, comme si Robert Creeley n’avait pas encore eu le temps de naître à lui-même. Heureusement les mots ne l’ont jamais abandonné, et depuis les plus simples d’entre eux, il intensifie la langue, chargée de moments, de rencontres et de heurts décisifs. Deuxième panneau : trois entretiens (1998, 2001, 2004) menés dans des hôtels parisiens. Robert Creeley revient sur son enfance et cette tragique concomitance : âgé de quatre ans il perd son père, et, quelques mois plus tard, un œil suite à une infection. Le monde n’en sera pas moins visible, n’en sera pas moins vu et chassé, mais selon un point de vue solitaire, en concevant un dire laconiquement perspicace. D’une chambre d’hôtel à une autre, à partir de sollicitations amicales, Robert Creeley évoque son passé plutôt qu’il ne le définit. Le poète revient sur ses lectures (Valéry), ses voyages (Espagne, France, Finlande), ses amitiés (Charles Olson notamment), ses amours. Il souligne combien le poème est adresse avant d’être objet : dire cela certes, mais en cherchant le visage de l’autre, et en acceptant sa lecture et sa reprise, quelles qu’elles soient : « Je veux que le poème soit, non pas un objet didactique, mais fait pour vous. J’ai écrit le poème, maintenant il est à vous. Si on me demande : Pensez-vous que j’ai bien compris ce poème ? Je réponds : oui. Je ne discute pas ». Troisième panneau : un choix de poèmes issus de Le Charme (1968), Par amour (1962), Mots (1967), Pièces (1969), Mabel (1972), Miroirs (1984), Jardins de mémoire (1986), Fenêtres (1990), Places (1990), Sur terre (2006). L’économie de moyens ouvre généreusement la langue, destinée à rencontrer l’autre sous sa propre voix. Ecrire et lire à deux voix pour que le français dise, aussi, cela que l’américain a su précisément saisir : « assouvissement instantané ».

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